• Arthur RIMBAUD   (1854-1891)


    Le dormeur du val

    C'est un trou de verdure où chante une rivière,
    Accrochant follement aux herbes des haillons
    D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
    Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

    Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
    Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
    Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
    Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

    Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
    Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
    Nature, berce-le chaudement : il a froid.

    Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
    Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
    Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


  • L’Etranger (1919)

     

    Étranger, ne te rendors pas,
    Ce n'est pas encor le retour.
    Ne t'attache pas à ces choses,
    Ne demeure pas devant elles.
    Ne laisse pas les souvenirs
    Monter en eau à tes paupières.

    Cette fleur, ne la cueille point,
    Ne prolonge pas ce baiser,
    Ne garde rien entre tes mains.
    Ne fais rien qui puisse durer.
    Ton cœur se viderait d'un coup.
    Vite, vite, il faut repartir.

    Je repars, sans être venu.
    Est-ce l'adieu définitif?
    Le monde glisse sous mes pas.
    Je sens que je n'aurais pas dû
    Hélas, regarder si longtemps
    Tous ces visages.

     

    Georges Chennevière (1884-1927)


  •  

    Les Fenêtres

          Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. Ce qu’on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.
          Par delà des vagues de toits, j’aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j’ai refait l’histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.
          Si c’eût été un pauvre vieux homme, j’aurais refait la sienne tout aussi aisément.
          Et je me couche, fier d’avoir vécu et souffert dans d’autres que moi-même.
          Peut-être me direz-vous : « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis ?

     

                Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris 



  • La Courbe de tes yeux

     

    La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,
    Un rond de danse et de douceur,
    Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
    Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu
    C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.

    Feuilles de jour et mousse de rosée,
    Roseaux du vent, sourires parfumés,
    Ailes couvrant le monde de lumière,
    Bateaux chargés du ciel et de la mer,
    Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

    Parfums éclos d'une couvée d'aurores
    Qui gît toujours sur la paille des astres,
    Comme le jour dépend de l'innocence
    Le monde entier dépend de tes yeux purs
    Et tout mon sang coule dans leurs regards.

     

    Paul ELUARD, Capitale de la douleur, (1926)