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    La graine d’ananar

    Léo Ferré

     

    La vie m'a doublé
    C'est pas régulier
    Pour un pauv' lézard
    Qui vit par hasard
    Dans la société
    Mais la société
    Faut pas s'en mêler
    J' suis un type à part
    Un' grain' d'ananar

    On m' dit qu' j'ai poussé
    En d'ssous d'un gibet
    Où mon grand-papa
    Balançait déjà
    Avec un collier
    Un collier tressé
    De chanvre il était
    Un foutu foulard
    A grain' d'ananar

    J'avais des copains
    Qui mangeaient mon pain
    Car le pain c'est fait
    Pour êtr' partagé
    Dans notr' société
    C'est pas moi qui l' dis
    Mais c'est Jésus-Christ
    Un foutu bavard
    A gueul' d'ananar


    Si j'avais des sous
    On m' d'manderait 
    "Où les as-tu gagnés
    Sans avoir trimé
    Pour la société ?"
    Mais comm' j'en ai pas
    Faut lui dir' pourquoi
    C'est jamais peinard
    La grain' d'ananar

    On m' dit qu' c'est fini
    J' vous l' dis comm' on l' dit
    Et qu'on me pendra
    Au nom de la loi
    Et d' la société
    D' la bell' société
    Qui s' met à s' mêler
    De mettre au rancart
    La grain' d'ananar

    Potence d'oubli
    L'oiseau fait son nid
    Messieurs les corbeaux
    Passeront ma peau
    Comme à l'étamis
    Mais auparavant
    J'aurai comm' le vent
    Semé quelque part
    Ma grain' d'ananar


  • Bertille

     

     

     

    le 5 janvier 2005

     

    Puis je te proposer « une nature luxuriante »? Ce qui peut très bien être « un zoom sur un étal de salades » (à toi la citadine!), ou une escale en Amazonie! Mais une explosion de verts!....

     


    Ca commence en mode mineur, dans une tonalité grave et pesante. Pourtant, les pâquerettes tendent déjà leurs pétales neufs aux effeuillages amoureux, les violettes envahissent le pré, l’herbe est haute. Un long cri de douleur étouffé par un vagissement sans fin. Bertille paraît au monde, enveloppée par le nid hostile des pissenlits, couchés sous le poids de l’intruse. L’herbe colle au petit corps ensanglanté, le pique, le transperce, l’irrite, le pénètre. Un autre corps, beaucoup plus grand, étendu, qui s’éloigne. Un dernier souffle plane au-dessus de son visage figé dans la souffrance de l’enfantement. Bertille ressent alors dans son être le vent glacial de l’abandon.

     

    Ca commence aussi comme dans une fable. L’enfant est recueillie par cette dame qu’elle appellera grand-mère. Elle est aimée, choyée. Grand-mère lui apprend à connaître, à renaître à cette nature abhorrée par la fillette dans l’inconscient de ses pores, à reverdir les noires prairies de sa sombre naissance qui pèsent sur l’envolée de la jeunette. Elle la renoue au fil de sa vie, l’harmonise à celle qui l’a happée dès son premier cri, la privant de sa mère. D’abord les pissenlits, si tendres à l’orée du printemps, les violettes rieuses, la petite renoue progressivement avec chaque brin d’herbe. Chaque souvenir de sa chair blessée s’échappe du corps pour former au-dessus des champs un nuage menaçant chassé par le vent. Le ciel s’éclaircit, dégageant un horizon toujours plus grand. Bertille part maintenant avec grand-mère pour de longs voyages dans les bois, les champs, les déserts, les forêts. Loin. Des semaines, des mois à conquérir le vert, le jaune, le rouge, le bleu. Elles quêtent, elles glanent, elles ramassent. Grand-mère apprend à Bertille à écouter chaque plante lui parler de ses vertus, de ses pouvoirs. Grand-mère est guérisseuse. Bertille la suit, la regarde, l’observe attentivement, la seconde, la devance dans son combat contre la Dame de Haute Savoie. Et comme dans les fables, quand grand-mère a transmis tout son savoir à Bertille, quand l’élève a bientôt dépassé le maître, elle l’appelle un soir auprès d’elle, lui raconte la fatigue qui la gagne, lui remet son flambeau pour que la faucheuse ne puisse l’éteindre en même temps que ses soupirs. Bertille a vingt ans.

     

    Ce sont maintenant beaucoup d’histoires qui s’entremêlent dans l’esprit de Bertille. De chaumière en chaumière, elle apporte ses décoctions, ses breuvages, ses cataplasmes. Elle soigne et écoute. Guidée par sa soif de contes, elle ne guérit totalement son malade qu’à la fin de son histoire. Les mauvais conteurs sont sur pied dans les vingt-quatre heures, fiers de leur robustesse, de leur faculté incomparable à lutter contre la maladie. Avaient-ils seulement besoin de Bertille? Les sens en alerte, Bertille rôde autour des demeures aux pierres pleureuses, enfermant en leur sein leurs larmes d’aventure. Bertille y guette la maladie pour pénétrer leur histoire, celle de Clémentine, de Lilas. Et puis l’histoire d’Hanna.

     

    Lorsqu’elle approche la maison d'Hanna, Bertille sent les tressaillements fébriles d’une histoire dépassant ses rêves lui envahir les entrailles. La porte ouverte, elle est immédiatement aspirée par lianes, fougères, ronces qui la mènent à la malade crachotante, le corsage auréolé de rejets ensanglantés, étendue au beau milieu d’une végétation improbable. La pièce est à la fois immense et minuscule, ensoleillée et ombragée, humide et sèche, chaude et froide. Il semble à Bertille qu’elle s’embourbe dans des marécages, qu’elle affronte subitement des tempêtes de sable, qu’elle foule de tendres prairies, qu’elle s’abrite d’une invisible pluie, qu’elle transpire d’un soleil cuisant.

     

    « C’est pour les plantes, voyez-vous. Chacune d’elle demande son traitement particulier. Tenez ce drosera. Il vient tout droit d’Australie, Rockingham Bay très exactement, au nord-ouest de Queensland. Il lui faut des marécages, de la tourbe, de l’humide, de l’ombre aussi, mais avec de la chaleur. Croyez-vous que ce damarana, du désert de Namib, supporterait le même régime, lui qui survit à plusieurs années sans une goutte d’eau, relevant ses feuilles empoisonnées en défi au soleil de plomb! Non, non. Je donne à chacune exactement ce qu’il lui faut, comme si jamais n’avait quitté ni son pays. Mais je n’ai pas trente-six maisons, voyez-vous, et mes pensionnaires se font nombreuses. Pas les moyens non plus d’édifier un paradis spécial à chacune. Alors, j’ai mis de tout dans ma maison, de la pluie, du vent et du soleil, de la terre et du sable. Chacune se sert au passage. Bien sûr, certaines sont parfois tentées d’essayer la vie de l’autre, changer de paysage, de climat. Elles en reviennent exténuées, délavées, comme ce strelitzia, qui ressemble plus à une mouette goudronnée qu’à un oiseau du paradis. Regardez-moi ça, plus une once de couleur, envolée la somptueuse crête orange, le long bec fin et fier. Enfin, celle-là au moins a survécu. Le voyage est parfois fatal, l’imprudente réalise trop tard, dans les nouveaux délices qu’elle goûte, dans l’euphorie de l’exotisme, qu’elle s’empoisonne lentement et irréversiblement jusqu’au bout des racines. »

     

    Bertille sait qu’elle restera longtemps au chevet d'Hanna, qu’elle ne la soulagera que pour maintenir audible son maigre filet de voix, celui de son histoire.

     

    Venicio est né loin de tous, au détour d’une rose, sur le lit molletonné d’un parterre de trèfles.

    «  Je l'ai mis au monde toute seule. Ce n'est pas ce que vous croyez. Mon histoire aurait pu être celle d'une jeune fille honteusement enceinte d'un grand voyageur, violée peut-être, chassée par sa famille, condamnée à accoucher seule du fruit de son péché. Venicio est bien un bâtard. Son père dormait aux étoiles dans notre immense jardin familial, offrant généreusement un repos coloré au voyageur fatigué. J'avais seize ans. J'admirais depuis la fenêtre de ma chambre son corps splendide éclairé de l'orangé  d'un brasero de fortune. Il était arrivé le matin, mal rasé, l'œil hagard, épuisé, mandant un peu d'herbe pour s'allonger. Ma mère ne se contenta pas de lui offrir un coin de sa verdure. Ce furent soupe, douche et vêtements propres qui accueillir l'étranger ébahi. Son sourire, son regard, sa voix qu'il me tendit naturellement, sans s'en rendre compte. Et maintenant, il dormait, d'un souffle régulier, paisible, au creux d'un buisson. Je le rejoignis. Sans l'éveiller, je me frottai doucement à lui, berçant ses songes d'ondulations féminines. Je soulevai délicatement sa jupe nomade, prenant bien garde de ne pas brusquer sa nuit. Je n'avais jamais vu la nudité masculine, mais je sus instinctivement en réveiller la plante. Je la voulais, majestueuse, luisante, immense, avant de m'en faire le tombeau. Je savais que ce sexe serait le premier et le dernier sacrifié aux appétits naissants de mon ventre. Voyez-vous, ce n'est pas d'une étreinte amoureuse dont je voulais, les jouissances de la chair me révulsent, le plaisir physique me semble dénué de sens. Je voulais l'acte de la création, une déchirure au plus profond de moi, pour que s'y glissent, s'y coulent les germes de la fécondation. Je caressai donc chaque parcelle de peau distendue pour qu'elle se tende, s'élève. J'huilai de ma salive chaude l'offrande érigée jusqu'au ciel et lui fit pénétrer pas à pas mon autel. L'étroitesse de mon entrée rendirent l'ascension virile pénible, douloureuse. Son engloutissement fut long, épuisant. Je serrai ma jupe entre mes dents pour retenir les cris qui cognaient dans ma tête pour s'échapper. Je crus mille fois renoncer, mais je tins bon, et d'un ultime effort, j'engouffrai pleinement la verge, au bord de l'évanouissement. Il fallait tenir encore, masser encore la plante pour en extraire le suc. Les larmes me montaient aux yeux, mes entrailles brûlaient, et pourtant, j'amorçai, sans un cri, le mouvement libérateur de la semence convoitée. Je sentis au râle de l'endormi les portes s'ouvrir et le liquide s'épandre. Je ne bougeai plus pour l'aspirer jusqu'à la dernière goutte. Quand enfin je me sus pleine, je me dégageai doucement, écœurée par ce bout de chair immolé, cramoisi et gluant, sorti de mon corps. Le lendemain, au vu du sang sur les habits de l'étranger, mes parents comprirent, comme peuvent comprendre des parents. Le malfrat fut chassé à coups de bâtons, mon père endolori me caressa tristement les cheveux, ma mère meurtrie pria pour qu'aucun fruit ne jaillisse de cette irréparable violence. Ils se trompaient évidemment, et je ne voulais pas de leur sollicitude, de leur affreuse compassion. Je n'avais plus besoin d'eux. Cet enfant, je le voulais seule. Je ne voulais pas qu'une mère faussement attendrie me l'ôte au regard de ma jeunesse, l'élève à ma place, le berce, se lève à ses pleurs. J'avais pu me déflorer, seule, je saurai accoucher seule. Je partis dans la nuit, sans un regard vers la maison de ces voleurs. »

    Hanna sortit du monde durant neuf mois, concentrée sur son ventre arrondi, vagabondant au hasard des besoins de son corps et de son fruit caché. Quand gagnée par une lourdeur insupportable pour ses jambes amaigries, elle ne put plus faire un pas, elle installa son nid sur un carré d'herbe tendre et attendit. Elle suivit la croissance de la lune en un rond parfait. A la lueur de l'astre opalescent, elle se libéra, mordant toujours sa jupe pour taire sa souffrance aux curieux, déjouer les oreilles aux aguets. Elle nettoya Venicio à coups de langue et le colla définitivement à son ventre, qu'il ne quitta pas de toute une année, tétant goulûment à son envie, entre deux sommeils chauds et ouatés.

    «  Nous ne faisions qu'un. Sa respiration, rapide au début, se fondit progressivement  dans la mienne. A la nuit, je ralentissais son cœur en gonflant ma poitrine chaque fois plus lentement dans un souffle calme et pénétrant. J'accompagnais son sommeil, ses rêves. J'étais présente en lui à chaque instant. Son regard était rivé à ma gorge généreuse, déployée pour son seul bonheur. Il s'en nourrissait, s'y berçait, s'y perdait. J'approchais des villages pour en dégarnir imperceptiblement jardins et poulaillers. Oh non je n'avais pas honte. Je volais pour mon petit, ma merveille. Rien ne me semblait mal pour lui donner la vie, fortifier sa sève. J'étais dans mon plein droit de mère. »

    Venicio se développait en symbiose totale avec sa mère. Bientôt, il fut cependant trop lourd pour qu'elle pût le porter continuellement. Hanna dut se résoudre à l'étendre dans un bosquet pendant qu'elle chapardait fruits et légumes. Progressivement, l'enfant profita de ces moments de liberté pour s'asseoir, esquisser ses premières fugues. Hanna ne soufrait pas cet éloignement et finit par l'attacher au pied d'arbres gardiens auxquels elle le confiait le temps d'accomplir les tâches nécessaires à leur survie. Au hasard de ses furetages, elle découvrit une vieille maison, isolée. Elle rôda alentours le temps d'une lune.

    « Ou peut-être deux. Je finis par me persuader que la demeure était abandonnée et décidai d'approcher. Une terrible odeur se dégageait de l'endroit, s'échappait par tous les pores des pierres. J'entrai. Une nuée de mouches m'envahit les cheveux, me couvrit le visage, m'enveloppa le corps. Stoïque, je dégageai mes yeux, chassai de mes paupières les insectes agglutinés et entrevis sur un lit la forme décomposée d'un vieillard. Cette maison ne risquait donc plus d'importune visite. Nous avions trouvé notre paradis. J'entrepris résolument le nettoyage de notre gîte, ensevelis les restes du bonhomme en me pinçant le nez et fis entrer le soleil, Venicio. J'aménageai la pièce centrale et condamnai les autres. La simple idée que mon fils put être hors de portée de mon regard m'apparaissait comme intolérable. Il me le fallait sous les yeux, la jupe, le ventre. Je m'absentais de temps à autre pour quérir notre pitance, prenant soin de barricader l'entrée de notre royaume. Le teint de mon ange pâlissait cependant et je dus me résoudre à lui ouvrir l'horizon du pré attenant. A trois ans, Venicio quitta mon sein tari et se mit à marcher, puis à courir. Il m'accompagna alors à travers prés, bois et potagers. Nous remplissions mon panier, je lui apprenais le pas du chat, la course du renard. Nous retrouvions notre folle connivence. Malheureusement, il entendit un jour des rires d'enfants et n'eut de cesse de s'en approcher. Défiant ma surveillance, il se glissa un jour auprès d'une fillette, et je le retrouvai là, à sourire bêtement, faute de savoir parler. L'inconnu le démangeait. Je ne supportais pas qu'il s'intéresse au monde. J'étais son monde. Je lui avais tout sacrifié pour qu'il grandisse. Son ingratitude meurtrissait mon cœur amoureux. Je l'aimais comme une partie de moi même. A en crever. Cependant, nos menus larcins ne suffirent plus bientôt à nourrir son corps grandissant. Je le voyais s'étioler. Il me fallut travailler. Je proposai mes services aux habitants, ravaudage, repassage, ménage, cuisine. Il me suivait, s'animait, se réanimait. Nous changions souvent d'employeur"

    Inconsciemment, Hanna avait peur que Venicio ne tisse des liens trop forts, ne s'attache à des lieux, des personnes. Elle évita soigneusement l'école, sous prétexte de son inutilité, pour soustraire son fils aux camaraderies de son âge, à des amitiés dont elle aurait été exclue. Aussi quittèrent-ils la maison et son mort, pour que le cœur de son petit ne s'entache pas de chaînes dérisoires, ne s'emplisse pas de désirs nuisibles à la beauté de leur amour filial.

    "Nous prîmes la route. Je voulais lui montrer le vrai monde. Les gens n'en valent pas la peine et nous ne nous attachions à personne, réduisant nos contacts au strict nécessaire. Il apprit à faire de menus travaux et m'aidait à gagner notre pain, plutôt que de laisser vagabonder son esprit dans ses néfastes errements. Il oublia les autres. Un jour, nous trouvâmes sur la route un chiot mal en point. Venicio me l'imposa. A contre cœur, je pris avec nous la bestiole affamée. Vite fortifiée, elle se mit à détourner mon garçon de son travail pour l'entraîner dans ses jeux."

    Hanna voyait son fils rire en dehors d'elle, s'extasier, se mouvoir, désirer, partager. Son cœur battait tempête. Elle en vint à exécrer la petite bête, détestant son odeur, horripilée par ses aboiements joyeux, dégoûtée par ses démonstrations affectueusement baveuses. Un soir, elle déclara à l'enfant qu'il ne leur était plus possible de nourrir cette créature, qui de surcroît leur faisait rater des occasions de travailler.

    « Qui aurait bien pu accueillir deux vagabonds sentant le chien pour astiquer meubles et soupières? Nous puions! Par cette chose répugnante qui se frottait à Venicio, nous étions devenus loqueteux! J'emmenai Venicio dans un bois et l'obligeai à attacher son putois. Il hurla, pleura, insulta. Ce fut la première vraie crise de notre passion. Je lui avais permis de grandir, car voyez-vous, le monde est fait de cruautés et une mère se doit de transmettre le savoir de la chair blessée à son fils. J'eus mal de sa souffrance. J'acceptai en silence son refus de me voir l'approcher, le serrer dans mes bras. Il s'enferma dans un mutisme sans faille, se nourrissant de mes yeux rougis par l'injuste châtiment subi. Treize ans sans heurt et voilà qu'un animal stupide remettait en question notre harmonie parfaite. »

     

    Une, deux, trois semaines. Hanna raconte toujours. Bertille se sent gagnée progressivement par la ferveur de la vieille femme. Elle aime Venicio et le hait en même temps qu'elle. Elle ne lui pardonne pas ses infidélités. Elle qui n'a encore jamais aimé s'enferme dans une passion sans objet.

     

    «  Un an passa. Venicio devenait fort. Il m'enserra le bras dans une poigne de fer. Il rompit le silence. "Amène-moi à Pepito". Je ne pus que m'incliner et m'exécuter docilement. Pas un mot ne fut prononcé jusqu'à l'arbre où nous avions laissé notre amour se déchirer. Plusieurs lunes. Nous ne retrouvâmes qu'une corde et des os rongés. Venicio arracha ma jupe dans laquelle il enveloppa la dépouille en lui demandant pardon. Il m'ordonna de creuser, avec les mains, les ongles. La terre était sèche, je saignais. Je ne disais pourtant rien. Pas un gémissement, pas un sanglot. Venicio m'intima de me dévêtir entièrement et de tapisser l'alcôve souterraine de mes vêtements. Je devais offrir à Pepito ma chaleur, moi qui lui avait ôté la sienne. Je grelottais. J'obéissais non plus par peur devant la force naissante de mon fils, mais par amour, un amour inconditionnel. Je sentais mon ventre frémir sous le joug de cette nouvelle domination. Chaque humiliation retentissait en moi comme la preuve de ce lien indestructible que j'avais tissé entre nous. Il pouvait m'insulter, me frapper, me fouetter. Il était incapable de m'abandonner. J'avais failli le perdre dans son silence, je le retrouvais pleinement dans sa rage. Venicio devint mon maître. Son corps d'adolescent se transformait en même temps que son caractère se durcissait. Chaque humiliation qu'il me faisait subir, chaque douleur qu'il m'infligeait pénétrait ses traits, ses muscles, ses contours et le débarrassait des restes de sa disgracieuse peau infantile. A seize ans, il était tout simplement splendide. »

     

     Bertille fantasme, elle rêve de ce corps magnifique, à la fine peau hâlée et tendue sur des muscles saillants. Elle effleure sa barbe naissante, s'abreuve à ses perles de sueur à l'odeur boisée du bûcheron. Elle le sent l'écraser de tout son poids, la prendre, comme une bête. Venicio la hante et bientôt, elle ne quitte plus le chevet de la mère amputée.

     

    Venicio trouvait facilement de l'embauche. Son jeune corps puissant et adroit imposait le respect. Gagnant suffisamment d'argent, il interdit à Hanna de travailler, puis de sortir. Elle l'attendait, cloîtrée dans la maisonnette qui les recueillait alors. Il rentrait de plus en plus tard et tonnait après la soupe froide, les poussières oubliées. Il punissait l'incompétente.

    « Il m'envoyait contre les murs. Ma tête cognait des pierres anguleuses. Je saignais et je jubilais. Il ne pouvait pas se passer de moi. J'accusais sans mot les souffrances. Un soir, j'entendis dehors des rires, pas le sien, non. Le pépiement aigu et insupportable d'une crécelle en jupon. Je me cachais dans un placard. Venicio entra, son insipide moineau dans les bras. Il savait que j'étais là, puisque je ne quittais jamais notre antre. Il laissa choir son paquet gloussant sur le lit. Sous mes yeux, il dépluma l'oiselle, dentelle après dentelle. Sa vulve me regardait, me souriait, me défiait. Je voyais horrifiée ce monstre affamé réclamer sa pitance en se trémoussant vulgairement. Venicio la fit se retourner, la mit sur ses pattes, comme une chienne! Il l'enfila à ma barbe. Je crus défaillir. L'hystérique hurlait, en redemandait, sommant mon petit d'accélérer la cadence. Je me bouchais les oreilles, mais je n'arrivais pas à détourner mon regard. D'un coup, Venicio se retira et se posta face au placard, le sexe dressé, insolent, victorieux, cruel. Je sortis et fonçai sur la fille tétanisée. Je lui arrachai le tissu dont elle s'était recouverte à la hâte et la reluquais, lentement, je parcourais les moindres détails de son corps. Je préférais m'habituer au plus tôt à l'intrusion de cette chair nouvelle dans notre vie. Je voulais ressentir mon fils par cette autruche apeurée. Serrer les dents et en finir. Je pressai ses seins, reniflai ses aisselles, pénétrai son derrière, goûtai ses sécrétions. J'achevai le travail, je la fis jouir, de force. Je l'empoignai ensuite par la tignasse ébouriffée et la tirai hors de notre toit, à Venicio et moi. De nouveau vêtu, il regardait la table, l'œil éteint. Nous n'échangeâmes ni mot ni regard. Tacitement, les règles de notre communion changèrent à nouveau. Je sortis, je travaillai. Je m'absentais lorsque sa puissance virile avait besoin de combler une fente, de se noyer dans un trou baveux. J'avais compris qu'il s'agissait là de nourriture, comme il faut manger la soupe pour vivre. Il avait besoin de chair, et je lui en fournissais même, choisie, tâtée. Je me montrais extrêmement exigeante. »

     

    Bertille soupire. Alors donc Venicio a déjà succombé à la tentation, le serpent l'a mordu. Quelques espoirs tombent. Elle ne comprend pas Hanna. Elle jalouse, et ça la pince. Elle s'était imaginé autrement la fin de l'histoire, Venicio s'offrant à elle pour la remercier de la guérison de sa mère, ou peut-être de l'en avoir débarrassé. Elle se voyait à ses côtés, inhumant la possessive, priant pour son âme et baisant dans son lit. Elle se rassure pourtant. Venicio consomme, mais il n'aime pas. Elle s'enflamme à l'idée de détenir le pouvoir de réanimer son cœur et ses sentiments. Elle l'attend, il se trouve au bout de l'histoire. Patience. Hanna la regarde l'œil brillant. Elle lui a transmis son mal, elle peut porter le dernier coup.

     

    « Nous vécûmes ainsi plusieurs années. Un soir, Venicio rejeta violemment la poule que je lui avait dégotée, pourtant fraîche et dodue, appétissante en tout point. J'encaissai l'affront sans broncher. Il refusait mon cadeau, purement et simplement, comme si j'étais une de ses vulgaires godiches. Il ne s'excusa pas. Aucune colère non plus. J'avais comme la sensation d'avoir reçu une bague de fiançailles en pleine figure. Je ne me trompais guère. Peu de temps après, il m'annonça son départ. "Je m'en vais et pour la première fois, je sais ce qu'aimer veut dire. Tu n'es qu'un monstre, qui ne m'a montré que l'envers des sentiments les plus purs, j'ai subi et j'ai infligé l'horreur de l'excès. Adieu, mère." »

     

    Bertille n'entend plus. Venicio aime. Son cœur bat à tout rompre. Eliminer Hanna était facile, mais une autre, une créature perfide l'ayant sûrement déjà ensorcelé par ses diaboliques filtres d'amour. Perdu. Bertille déteste la fin de cette histoire. Elle s'en veut d'avoir accompagné la vieille le long du fil de sa vie, de s'être laissée prendre à son piège. De nouveau, elle ne supporte plus les plantes qui l'entourent, elle suffoque. Les feuilles lancéolées du drosera pointent vers elle, menaçantes. Elle se lève. Un bras la retient.

     

    « Ne partez pas encore. Venicio va revenir, bientôt. Aucun amour ne peut résister à notre fusion. Je l'ai lié. Cette aventure n'est qu'une incartade pour éprouver mon cœur fatigué. Restez. Aidez-moi à le garder, qu'il ne reparte plus, jamais. Ma guérison, ma renaissance. »

     

    Bertille attend, intriguée, un noyau d'espoir survivant au creux de son ventre atteint. Dominant sa révulsion, elle approche la végétation incroyable de la pièce, l'écoute comme le lui a enseigné grand-mère, lui vole ses secrets, en extirpe les pouvoirs. Des lunes, des lustres. Hanna soupire faiblement. Bertille entretient son souffle. Elle connaît maintenant chaque feuille, chaque fleur, chaque pétale. L'aeonium va mourir, bientôt. Au fil de l'histoire, les rosettes se sont éteintes une à une, après la floraison. N'en reste qu'une dont la fleur jaune va périr, dans un instant, entraînant la plante dans sa chute. Venicio. Comme les plantes, il revient à son climat, le corps empoisonné d'avoir absorbé tant d'ailleurs, trop. Il embrasse la pièce d'un regard et s'effondre sur le lit de sa mère agonisante. Tout en pardons, il pleure. Par-dessus son épaule, Hanna sourit à Bertille. Connivence? Raillerie? Sous couvert de l'entretenir de l'état de la malade, Bertille arrache Venicio des bras d'Hanna et l'entraîne dans le jardin. Quand elle revient, elle est seule.

     

    - Qu'avez-vous fait de lui?

    - Comme vous me l'avez mandé, je l'ai empêché de partir.

    - Mais où est-il?

    - Au fond du jardin. Il se repose. Soutenez-vous à mon bras, je vous conduis à sa paix.

     

    Hanna se lève difficilement. Accrochée à Bertille, elle avance à pas infinis. Des lunes encore. Bertille s'arrête.

     

    - Il est là.

    - Où?

    - Devant vous. Ne sentez-vous pas la chaleur de sa présence?

     

    Hanna sent, mais elle ne voit rien.

     

    - N'entendez-vous pas le doux bruissement de ses feuilles chatouillées par le vent? Ne voyez-vous pas son tronc solide?

     

    Hanna réalise. L'arbre majestueux qu'elle ne connaissait pas à son jardin, c'est Venicio. Il est perdu et là à tout jamais, définitivement enraciné. Elle ne dit rien. Bertille avance et caresse le tronc noueux. Elle se frotte, l'encercle de ses jambes. Les branches de l'arbre se dressent, grandissent encore. Elle crie, elle jouit. Des fruits juteux tombent en pluie fine sur le sol. Venicio lui appartient enfin. Hanna a disparu. Affolée, Bertille se lance à sa poursuite. Le jardin semble s'être resserré en une jungle infranchissable. Bertille écarte des ronces, aveuglée par les feuillages qui lui oppressent la tête. Les herbes la piquent, la transpercent, l'irritent, la pénètrent. Son mouvement est lent, elle se perd. Elle écrase une fleur jaune fanée. L'aeonium. Il meurt. Bertille comprend. Elle hurle. La jungle s'écarte, les plantes s'effacent, disparaissent. Elle sent l'ombre planer au-dessus de sa tête. Venicio. Majestueux. Menaçant. Hanna danse, enchaînée à son fils par une corde qui relie son cou à la branche la plus ferme. La musique passionnée qui l'anime semble s'arrêter. Son corps se raidit. Bertille peut lire sur ce visage déformé la souffrance, la victoire, la passion, une vie.

    Elle pleure. Elle pleure Hanna que la nature lui a arrachée, pour la seconde fois.

     

     

     


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    Violine

      

    Variations pour piano 

     

      

      

    26 décembre 2004

     

    Au sujet de la nouvelle j'ai une petite envie: une histoire relationnelle entre trois êtres très différents sur fond d'orchestre où le piano a le rôle de trame avec une happy end farfelu.

     


    Prologue

     

    Le concert n'a pas encore commencé. Ysaë est très en avance. Toujours angoissé Ysaë à l'idée d'une heure, d'un début. Il cherche sa place, dérange, bouscule, s'excuse, balbutie, rougit, manque encore s'asseoir sur les genoux d'une vieille assoupie, et s'installe. A côté, la place est libre, libre pour son blouson et son casque pense-t-il. Et il pense, à Violine qu'il a laissée ce matin. Qu'a-t-elle fait? Où s'en est-elle allée? Violine ne lui dit rien. Elle apparaît de temps à autre, comme dans un rêve. Elle se glisse dans son alcôve, sans bruit. Parfois, quand il rentre, elle est là. Légère. Insaisissable. Souriante. Câline. Parfois, il ne rentre pas. Il retrouve un mot sur son lit froissé au petit matin, parfois saoul, d'autres fois empli de la fière virilité d’une nuit intense. Un peu désappointé par ce rendez-vous manqué. Seule Violine sait quand elle décide de réapparaître, de jouer de son archet. En attendant, ce soir, pour lui faire plaisir, il est au concert, son premier cadeau. Il va pouvoir lui parler de sa musique, entrer dans ses notes, vibrer un peu plus à l'unisson. Un concerto pour piano, forcément.

     

    - Il vous faut combien de places, jeune homme!

     

    Ysaë tourne la tête vers le beuglant quadragénaire qui l'incendie.

    C'est vrai quoi, ces jeunes avec leur moto, ils se permettent tout. Déjà que Violine ne viendra sans doute pas demain. Bon sang, mais qu'est-ce qu'elle fout? Elle en a pas assez de le faire marner comme ça. Pourtant, dieu sait qu'il lui passe tous ses caprices. Et elle, elle s'envole, comme elle est venue, pfft, sans un mot. Ou juste un de temps en temps, pour dire qu'il peut toujours attendre, mieux vaut manger le lapin tant qu'il est chaud. Il a arrangé son intérieur, tout redécoré, il mitonne des petits plats, il potasse des bouquins de cuisine. Et elle, pas même un regard. Toujours souriante pour sûr, mais pas un commentaire, rien. Tu parles d'un couple, tiens! Je cherche une petite femme bien gentille, qui m'attende à la maison en me préparant des petits plats, et c'est moi qui me retrouve aux fourneaux pour une apparition. Qu'est-ce que je suis allé me la coller dans la peau celle-là. Mais j'y peux rien. Faut que je me l'attache. Et plus j'en bave et plus je m'accroche. En attendant, le morveux va falloir qu'il se magne un peu les fesses.

     

    - Faut peut-être que je vous aide! C'est quand même pas sorcier de virer ta pelure et ton bol et de te les caler sur les genoux.

    - Un peu de respect, s'il vous plaît. Nous sommes dans une salle de concert tout de même.

     

    Yann Corba se retourne vers l’importun, assis au rang juste derrière. Un petit ou grand monsieur, grisonnant sûrement, à lunettes sans aucun doute. Tranquille mais ferme. Yvan Garec ne supporte pas les rugissements. Que tout soit paisible, sans heurt et sans affront. Il préfère accepter les choses comme elles sont, comme elles viennent, les apprécier sans exigence. Tout plutôt que ce gros lourdaud en tempête pour un bout de siège. Et ce concert-là, il ne veut pas le gâcher. Il est déjà entré en méditation, dans cette léthargie qui lui fera entendre le timbre de chaque note, la fuite de chaque arpège. Et se glissera alors sur cette perfection un bourdonnement léger, Violine fredonnant, entonnant, couvrant, escamotant, ralentissant, accélérant, riant à perdre musique. Violine qui rendra vivante dans ses grâces et ses erreurs l'interprétation parfaite de l'artiste. Violine qui lui offre un peu de ses trente ans, un peu de ses vingt ans quelquefois, et aussi de ses quarante ans, sa folie et sa raison, et ce concert.

     

    - On peut savoir de quoi y s'mêle le papi?

     

    Yann Corba repart à la charge. Il s'imagine qu'il lui suffit de balancer sa petite phrase de vieux sage, le rabougri, pour que tout rentre dans l'ordre? Bonjour la soirée, coincé entre un jeune corniaud et un vieux con! Et qu'est-ce que je viens foutre là, d'abord! Un vrai piano, elle veut que je voie comme on joue du piano, du vrai piano. Le maniement, l'enchaîné, la fluidité, les crescentrucs. Je manque de nuances à ce qu'il paraît.

     

    - Monsieur, vous pouvez vous asseoir.

     

    Ysaë tente timidement une conciliation, de recréer un espace apaisé où il pourra sentir le corps de la musique, les vibrations de sa Violine, se fondre dans ses frémissements, emporté par la magie du concerto. C’est vrai, ce sont plutôt ses mots à elle, mais comme il voudrait, non pas qu’ils soient siens, mais les vivre, au-delà de la description, en sentir lui-même les effets. Il lui semble qu’il aura alors franchi une étape. Il sait bien que sa jeunesse pleine de fougue et de vigueur certes, mais un peu trop appliquée dans ses élans, un peu anxieuse de ses résultats n’a pas la maturité de ce qu’il va entendre ce soir, le doigté, la virtuosité dans l’insouciance, la fluidité de la maîtrise.

    Entre l’artiste sous les salves d’applaudissements. De saluer, de s’installer, sans empressement, sans accroc. Du silence aussi et des sons qui surgissent. Ysaë, Yann, Yvan. Les voilà tous trois calés dans leurs fauteuils, concentrés, dans l’attente de l’instant magique, de la révélation. L’aura de Violine qui plane au-dessus de leur tête les a réunis dans un bien-être paisible, les a séparés aussi, dans leurs rêves. Les applaudissements encore. Yvan se réveille en sursaut. Il a goûté trois notes en pleine conscience et s’en est allé dans son demi-sommeil fusionner avec sa belle d’instants. Ysaë est fatigué d’avoir laissé la porte de son cerveau ouverte à cette musique compliquée, sinueuse. Il n’a pas découvert l’extase, l’instantané, mais un long chemin à parcourir. Et il s’est perdu, en route. Yann a tout observé. Il a tenté d’imiter le jeu de doigts de l’expert. Il a mimé son assise, ferme et aisée. Les expressions aussi, les sourires, les grimaces, l’intense et le léger. Ils se sourient presque ces trois là, d’avoir pu recevoir ce moment sans gêne au final, alors que tout semblait si mal parti. Le morveux, la brute et l’ancêtre. Et même si Ysaë lui fait tomber le casque sur le pied, Yann ne dit rien. Et si Yann lance une grossièreté pas vraiment circonstanciée, Yvan n’en fait rien. Ils se lèvent, quittent la salle. Yann fait claquer sa portière, Yvan enfourche son vélo et Ysaë sa bécane.

     

    *****

     

    Ysaë

     

    Dans un bruit de pétard, Ysaë arrive à l’hôtel où il embauche le matin et dort la nuit. La clé refuse de tourner. La chambre est ouverte. Violine. Elle a choisi de cueillir ses émotions dans leur fraîcheur première. Evidemment qu’il est incapable de trouver des mots, déjà que ressentir n’a pas été une mince affaire. Elle attend sûrement un compte-rendu, une expertise. Il bredouille penaud une banalité sur le temps ou sa mobylette peut-être. Il gagne du temps en pause vessie. Il réfléchit, cogite pour verbier à la hauteur. Mais Violine ne demande pas. Violine l’entraîne pour un nouveau concert dont ils seront les solistes. Ils descendent à la cuisine de l'hôtel, sans un mot. Du silence aussi pour commencer. Le piano est là, froid, lisse, nu. Elle l’attire. Elle plaque sa poitrine sur la banque en inox, étend ses bras, s’agrippe. Et sous le pont qu’elle lui offre, Ysaë esquisse timidement une note. Il se sent alors investi d’un seul coup du brillant du concertiste, ses mains jouent en virtuose. Il comprend la vitesse, la souplesse, la légèreté, la rigueur. Il sait maintenir la pression, retenir l’avalanche, lâcher les torrents, apaiser la tempête. De nouveau le silence. Il lui a parlé du concert comme jamais il n’aurait pu le faire en palabre. Violine a ce pouvoir là, de le sortir de ses tripes, lui extirper l’enfoui, sans en avoir l’air. Ysaë savoure son passage, ses effluves. Peu lui importe finalement où elle s’en va, vers quels horizons. Il se remplit les poumons et va butiner sereinement d’autres roses, un peu moins impressionnantes, des fleurs de dix-sept ans comme lui, qui lui appartiennent quelques temps. Violine, il ne la possède jamais. Etonnamment, ça lui convient. Demain à l'aube, un chef criard et autoritaire le tirera de sa rêverie et son instrument redeviendra un piano pour casseroles et gratins. Elle est partie d’ailleurs Violine. L’apprenti peut s’effondrer sur son matelas courbé sous le poids des conquêtes et des angoisses de son découcheur occasionnel.

     

    *****

     

    Yann

     

    Yann s'est défoncé ce soir, gigot, grand bordeaux, bougies, musique douce, celle du fameux concerto, son imaginaire romantique au grand complet. Il a passé en revue tous ses ongles. Il est même plutôt satisfait, impatient de son effet. Il a failli décrocher le téléphone pour conjurer toute annulation éventuelle de son rendez-vous amoureux. Il tourne en rond, surveillant ses petits plats ajustés. Et pourtant, il le sait bien, elle est toujours en retard. Le plat poubelle, c'est déjà fait. Bourré d'espérances, cartésien anéanti de croyance, aveugle à l'évidence. Il ne sera pas rosé son gigot. Froid ou archi cuit, il n'a pas encore décidé. C'est pas marqué dans la recette ça, en cas de retard. Attente. A croire qu'elle y prend un malin plaisir. Là-dessus, il ne se trompe pas vraiment Yann. Elle pourrait à la rigueur être en avance, juste pour le surprendre dans son épilation nasale, mais à l'heure, ce serait vraiment jouer d'une musique sans couleur, du médiocre. Attente encore. Et puis encore. Yann dans la cuisine à pester contre une cuisson irréversible, Yann sur le canapé à écraser des mégots, Yann dans la salle de bain à rafraîchir son haleine de cendrier refroidi, Yann sur le canapé encore en zappeur forcené, Yann devant la glace à réajuster sa cravate. Violine. Il surprend son sourire à côté de son reflet cramoisi. Depuis combien de temps l'observe-t-elle? Elle le tire par la cravate, celle qu'il a eu tant de mal à nouer.

     

    - Prends tes clés de voiture.

    - Mais Violine, j'ai préparé…

    - Ne discute pas.

     

    Et Yann, empli de colère l'instant d'avant, décidé à lui remonter les pendules de la politesse, Yann s'aplatit, Yann obéit. Juste le temps d'éteindre le four et de suivre. C'est au commissariat qu'elle l'emmène, à son commissariat. Il va falloir affronter les collègues, endimanché jusqu'au cou, parfumé derrière les oreilles, le menton luisant d'after shave. Pas un mot. Il se sent humilié, mais rien ne sort.

     

    - Fais-moi le piano.

     

    Yann installe Violine dans son bureau, sort la tablette encrée. Il appose chaque doigt, méticuleusement, fait rouler sur les côtés.

     

    - Partout.

     

    Yann sent la tension monter. Il déchausse sa dictatrice. Le pied d'abord, les orteils, la voûte plantaire. Il remonte les galbes du mollet, les rondeurs de la cuisse, il encre avec frénésie. Sous la jupe, la dentelle l'arrête. Il la détourne, la contourne, suit le chemin qu'elle trace dans le sillon des rondeurs jumelles. Le tissu léger de la jupe freine à nouveau son ascension. Il dégage une main pour en faire glisser la fermeture, continuant de l'autre son minutieux travail. La chute des reins noircit, le nombril, le ventre, jusqu'à se mêler à la toison à peine enfouie sous l'entrelacement des fils blancs. Il monte encore, quelques boutons, quelques agrafes, deux pointes roses lui intiment l'ordre de les enduire sur le champ. Violine se couche alors sur le bureau. Sa beauté noire fait ressortir le triangle blanc qui voile encore son sexe.

     

    - L'intérieur.

     

    Yann fait glisser la dernière parure, encre ses doigts et se faufile à l'intérieur de la grotte entrouverte. Les parois sont lisses, mais très vite, Yann est au bout du chemin qu'il peut parcourir, à quelques pas du brasier torrentiel qu'il sent. D'un geste brusque, il libère son dard impatient, en fait rouler le gland sur la tablette et s'immisce en douceur dans l'abondance frémissante qui s'offre à lui. Violine appose l'empreinte de ses pieds sur ses oreilles. Elle le serre, l'étouffe. Yann se fait violent, encre toujours plus loin, toujours plus fort, jusqu'à arracher des cris de sa coupable victime. Il fait du piano comme jamais, avec fougue, colère, crescendo! Le récital s'achève sur une note fulgurante, foudroyante. Un fortissimo suspendu, puis rien que le bruit du néon. Epuisé. Il pense à son gigot, à son bordeaux, aux draps qu'il a changés ce matin. Il contemple Violine recouvrant sa nudité blanc ébène. Il la laisse lui déposer un baiser sur le front, sans comprendre. Elle s'en va. Sans un mot. Cette fois, elle n'aura pas goûté le repas raté. Et puis qu'importe après tout. Elle l'a transformé en artiste, elle l'a laissé créer sur son corps, dans son corps. Foutue routine, foutu confort. Yann se redonne un peu d'allure avant d'affronter le hall graveleux du commissariat.

     

    *****

     

    Yvan

     

    Yvan a tout son temps. Aux commandes de son piano, il aiguille des trains, la journée, la nuit. Il compte à la minute, à la seconde, il dévie, il corrige. Il connaît l'heure exacte, il enregistre les retards, recalcule, transmet. Il manipule des chiffres avec deux points au milieu. Mais ce temps-là ne lui parle pas. Il n'est que signal, il n'est rien. Ponctuellement, Violine apparaît dans ce défilé non gradué. Une fois par semaine? par mois? peut-être moins. Jamais pour longtemps, ou peut-être si, une nuit? quelques jours? Plus? Elle dévaste, elle tornade, tout ce qu'elle a contenu entre deux rencontres, toute sa sagesse frivole, son application à paraître, à jouer son rôle, ses sentiments contradictoires, pervers aussi. Un grand coup de grisou. Une relâche. Sans jeu, clairement, simplement, à son envie, à sa nature. Elle le brusque aussi, d'être ce qu'elle veut, sans tenir compte de rien, même pas de lui. Il subit des fois. Il râle, il rit, et puis tout glisse, parce que le conflit l'ennuie et que ça ne sert à rien. Négocier, pour quoi faire? L'instant est bon à prendre, même quand il dure, même quand il se volatilise.

     

    - Yvan?

     

    Violine est là, qui le regarde pianoter. Depuis combien de temps? Elle frôle son cou.

     

    - Violine, les trains, c'est sérieux.

    - Je sais. Laisse-moi juste imaginer.

     

    Et c'est lui qui imagine. Il est agrippé à son piano, les yeux rivés sur son écran. Violine veut jouer aussi de sa musique, de son instrument qui pointe de désir. Jouer de tout son corps. Elle laisse d'abord courir ses mains, un lent chromatisme montant et descendant qui s'accélère. Yvan s'accroche, Yvan décroche. Une note douce, discontinue, faible, des lèvres effleurent le fruit de la solide branche de chêne. Yvan aiguille toujours. Violine le regarde en souriant. Elle a imaginé. Cette fois, Violine s'approche du tableau de commande. Elle relève doucement sa jupe, la retient entre ces dents. Les jambes, le pubis, le nombril et un grand morceau de tissu pourpre qui masque la poitrine et le visage. Yvan aide ce corps sans tête à s'asseoir. Les pieds en appui sur les genoux de l'aiguilleur, Violine se surélève. Yvan entrouvre les lèvres, les guide pour les laisser se refermer sur le piano. Le corps de Violine ondule au rythme des trains. Les mains plaquées sur les rondeurs lunaires, un doigt rivé dans le cratère, Yvan aiguille, imprime le mouvement des trains qui passent. Il invente des TGV, rapides et fluides, s'appesantit sur d'anciens corails aux secousses régulières, au balancement sensuel. Une main contourne le croissant, traîne sur la cuisse et remonte au bouton de commande, qu'il presse légèrement, sensiblement. De violentes décharges animent le corps docile et souple. Yvan sent l'électricité lui parcourir le bras. Puis plus rien. Un visage féminin se dévoile. La volubile Violine se tait. Pas d'histoire de la vie, pas d'amants, pas de questions, pas de réponses. Yvan reprend rêveur la manette encore chaude, des histoires de train.

     

    *****

     

    Epilogue

     

    Ysaë est arrivé le premier. Il a posé son casque sur une chaise, puis s'est assit, à la contempler. Violine est là, étendue, inerte, les yeux grands ouverts pointés sur une fissure du plafond. Yvan, sans un bruit, sans un mot, sans un regard, absent, il s'enfonce dans un fauteuil.

     

    - Décidément, jeune homme, une chaise ne pourrait-elle vous suffire?

     

    Ysaë lève la tête vers le mécontent.

     

    - C'est pour aujourd'hui ou pour demain?

    - Un peu de calme, s'il vous plaît, nous sommes dans un hôpital!

     

    Yann remarque alors seulement la présence du grisonnant. Ils sont donc là, tous les trois, Ysaë, Yann, Yvan, à s'observer, laisser courir leur regard incrédule du lit aux deux autres comparses. Ils comprennent ce qui les lie. Et de voir Violine, muette sur ce bateau blanc, aucun ne la reconnaît. Comme de n'avoir même pas accédé à la plus infime parcelle de son être. La vie ou la mort d'une étrangère. L'ont-ils tous rêvée leur Violine? Un peu plus curieux, avec le dernier espoir d'avoir à tout le moins été l'homme le plus important de la vie de leur évanescente, Yann pose la première question.

     

    - Et vous l'avez connue comment?

     

    Viennent les réponses, les questions et d'autres histoires, et d'autres Violines. Trois vies qui se racontent à bâtons rompus dans cette chambre immaculée. Trois vies qui témoignent, qui ressentent, des rancœurs, des aigreurs, des bonheurs. De l'anecdote et du profond. Du rire et des larmes. Trois pianistes qui pleurent à l'unisson leur musique perdue.

     

     

       

    nb :

     

    Un piano, pour le cuistot, c'est le fourneau; pour le commissaire et ses ouailles, c'est la table encrée pour prendre les empreintes digitales; pour l'aiguilleur, c'est sa manette et pour Violine, c'est de toute manière de la musique.


  • Catherinette

     

     

     

     

     

    12 décembre 2004

     

    Bon, voilà les nouvelles consignes que je te propose : 

    la nouvelle devra inclure un chapeau dans un rôle important sans que ce soit un nom. 

    Il devra également y avoir un épicier ou à tout le moins un petit commerçant

     

     

     

     

     

    A André
    Les yeux bouffis, Catherinette s’éveille dans son gourbi. Une cracotte trempée dans un reste de thé, un soupçon d’eau gelée sur le nez, une méchante robe et Catherinette descend dans l’échoppe de Dreas, son illuminé patron  et logeur depuis bientôt sept ans. Le rideau de fer s’ouvre sur une rue blafarde, errant dans les halos bientôt éteints des réverbères gris. Catherinette attend, soupire, la tête enfouie dans ses mains inactives. Dans une heure, peut-être moins, Sab, le nain droit de Dreas viendra claironner son insupportable « jour Catherinette, comment vont les amours? ». Catherinette l’observera avec dédain ériger les boîtes en fer blanc, uniques produits de la boutique, en cathédrales, véritables temples de la conserve, défiant les lois naturelles des capacités de son physique ridicule. Au milieu de ces édifices précaires, une énorme machine récupère patiemment le métal vidé de sa substance nourricière, et renvoie de longues tôles plates dont Dreas se fait le sculpteur halluciné. Petit à petit, l’épicerie s’est transformée en musée apocalyptique. Il n’est plus possible de se retourner, de lever la tête, d’approcher un rayonnage sans se piquer sur la lance d’un androgyne étêté, s’enrouler dans la spirale d’un typhon déchaîné, se suspendre aux mamelons d’une matrone pourfendue. Catherinette se faufile à son aise dans ce fragile et menaçant méandre et attrape adroitement de sa perche aimantée la boîte insérée dans la colonne d’un théâtre antique de Sab, d’un geste sûr et rapide pour prévenir l’écroulement de la bâtisse. Sab se précipite alors et de son couteau effilé ouvre le cylindre blanc que Catherinette vide de son poisson compacté dans le sachet où se trouve déjà les petits pois du menu du client rare et patient. Elle envoie ensuite d’un geste précis, sans même lever la tête, la dépouille métallique aux broyeurs goulus du robot affamé.

    Aujourd’hui, la boutique est horriblement verte, agressive, sans douceur. Catherinette voit s’échapper des tours diaboliques une procession d’olives vertes qui lui martèlent la tête.  La purée de brocolis frétille, prête à défoncer son carcan pour s’épancher sur sa robe. Catherinette déteste le vert qu’elle ne connaît que par les légumes écrasés, condensés, bouillis qu’elle déverse avec dégoût dans les sachets repas des inconditionnels de la verdure. Le vert la rend triste. Elle sent que ce vert enfermé, massacré n’est que le reste dévitalisé d’une liberté frénétique, puissante. S’identifier à un poireau en boîte n’a certes rien de réconfortant.

    « Jour Catherinette. Alors, alors, bientôt le chapeau! »

    Vingt-cinq ans déjà. La malédiction lovée dans son prénom se réalise inéluctablement. Le 25 novembre approche et Catherinette sera plus Catherinette que jamais. Ce détail n’a bien sûr pas échappé à la perversité du nain éconduit sans ménagement par la jeunette un peu sûre d’elle à son entrée chez Dreas. Depuis, Sab la nargue dans sa solitude, ricane du vide sidéral qui enserre ses rêves d’amour. Et ce vert qui la rend malade! Et Dreas qui court le monde en quête de conserves en métal doré, cuivré, argenté, rouillé, laissant aveuglément aux deux ennemis le soin de gérer sa boutique.

     

    Encore une longue journée de passée sans que ne soit venu le chevalier sensé arracher la belle damoiselle à son triste destin. Sab a quitté la cellule épinard depuis un bon moment, et  Catherinette se lève nonchalamment pour descendre le rideau de fer avant de regagner ses pénates. Il y a pourtant bien longtemps qu’elle ne l’imagine plus riche, beau, grand, fort et intelligent son prince. Sab pourrait même faire l’affaire si n’existait entre eux cette rancœur indélébile. Catherinette monte chez elle le pas lourd et la gorge serrée, sûre d’affronter le lendemain une journée identique, la même qu’hier, la même qu’avant hier et qu’avant avant hier, qu’avant avant avant hier… Et catherinette s’endort, perdue dans le décompte des avants. Elle aperçoit au loin une armée menaçante qui progresse dans sa direction. Que lui veulent tous ces soldats? La libérer de son lourd fardeau, s’emparer de son pucelage, affronter en une guerre sanglante son hymen résistant? Elle distingue à peine leurs lances dressées, parées pour une attaque imminente. Une colline, une deuxième, dans un instant l’armée sera sur elle. Catherinette ferme les yeux, prête. Elle se sent encerclée, mais rien ne se passe. Ouvrant un œil, elle se lève en un hurlement tandis que ses assaillants tentent de lui couvrir la tête. Transformée en guerrière impulsive, investie de la protection de Sainte Jeanne, fatalement solidaire, Catherinette se débarrasse d’une armée de chapeaux verts surmontés d’un poireau. Les plus teigneux s’agrippent à sa robe; du sol où ils ont été projetés, ils retentent la laborieuse ascension de l’indomptable. Catherinette fend, émince, étête. Elle se réveille dans la sueur du vainqueur provisoire qui sait que la guerre reprendra, après la trêve du jour nouveau qui se lève, tout comme elle d’ailleurs. Mue par sept années d’automatisme, elle imbibe vaguement un bout de cracotte de la veille dans ce qu’il reste de son fond de thé, enfile son affreux fourreau et descend, fourbue d’avoir tant combattu.

    - Bonjour Catherinette, comment vont nos affaires?

    Dreas! Il est revenu! Il a relevé les barreaux de la boutique. Tout est orange, apaisant et impatient, entre soleil couchant et flammes vives.

    - Allez, viens-vite que je te montre mes dernières trouvailles. Regarde-moi cet écrin de raviolis. Entièrement recouvert de fines feuilles d’or. Tu n’imagines pas le mal que j’ai eu à l’obtenir. Il m’a coûté une fortune. Et celle-là! J’ai trouvé ce joyau en Egypte. Catherinette, tu ne regardes pas!

    Les yeux dans le vague, Catherinette n’a pas l’énergie de contenter Dreas, de s’extasier sur ses conserves exotiques, de l’interroger sur ses aventures, de boire avec admiration ses prouesses héroïques. Elle suffoque, elle explose. Qu’est-ce qu’elle en a à faire de ce vieux brigand qui ne ramène que des sarcophages à petits-pois! Elle voudrait bien y être dans la boîte, pour être conservée, et puis pour une seule et unique fois, dégustée. Elle aurait dû naître carotte, tiens!

    - Tu pleures ma Catherinette?

    Ces mots étonnés sont le sésame d’une fontaine, d’un torrent intarissable. Les conserves baignent dans une mer de larmes. Dreas écope, éponge dépassé par la soudaine tempête qui souffle dans sa caverne. En marin patient, il attend l’accalmie en sauvant tout ce qui peut l’être. Effectivement, bientôt les remous s’apaisent, une petite pluie fine fait place au déluge.

    - Ma Catherinette, dans quel état te mets-tu? Qu’y a-t-il ma naufragée?

    - On est en novembre!

    - Et alors? C’est pas la plus belle saison, mais quand-même!

    - Je vais être Catherinette!

    - Mais tu l’es déjà, ma belle, ou m’aurais tu caché ton vrai prénom?

    - Je ne veux pas mettre d’horrible chapeau!

    - Mais qu’est-ce que tu me chantes là. Pourquoi diable devrais-tu d’affubler d’un hideux couvre-chef. Il ne fait pas froid ici et de toute manière, tu ne sors jamais.

    - Mais Dreas, vous ne comprenez donc rien. J’ai vingt-cinq ans et le corps aussi intact qu’à ma naissance. Rien n’y manque! Si d’ici le vingt-cinq mon état ne change pas, je serai vieille fille à vie, et pour que tout le monde le sache bien, puisse en rire, en boire et en pleurer, je porterai le fameux chapeau, l’étoile jaune des pucelles éternelles. Je suis périmée, impropre à la consommation!

    - Ma Catherinette, tu vas bien trouver le jeune aventurier prêt à conquérir ton jardin.

    - Ca fait sept ans que j’attends, que chaque jour me rapproche de cette ignoble fête, qui est d’ailleurs la mienne. Ma mère a tracé ma vie dès ma naissance, douze lettres consciencieusement écrites à l’encre noire sous un tampon officiel. Elle peut dormir tranquille va. Sept ans que je vois défiler, au compte goutte il est vrai, des étalons de toutes sortes, des petits, des grands, des beaux, des laids, des empotés, des taupes, des timides, des beaux-parleurs, et pas un, pas un ne pose son regard sur moi. Ils ne voient que l’immonde sachet que je leur tends. Ils disent merci en embrassant mes pieds. Je suis transparente Dreas.

    - Tout doux ma Catherinette. Je vais être un peu direct mais tu m’y obliges. Tâche quand-même de retenir ton déluge, j’ai les reins fatigués. Je rentre au bercail sans aucune envie de navigation. J’ai mon compte.

    - Je vous écoute Dreas.

    - Est-ce que tu t’es regardée dans une glace Catherinette? Tu es sans aucun doute une jolie fille, mais tu caches tout ça sous une robe décatie, une tignasse en bataille. Sûr que tu te noies pas sous la douche non plus, et que tu ne t’asphyxies pas de parfums. L’emballage Catherinette! Je parcours des milliers de kilomètres pour dégoter des raviolis dans leur tombeau doré, et toi, tu te contente de ressembler à une pauvre conserve de supermarché au rabais! Pourquoi voudrais-tu qu’ils te regardent, hein?

    - Mais Dreas, justement, je suis nature!

    - Tu l’as déjà vue la nature Catherinette? Le soin qu’elle met à choisir ses couleurs, ses odeurs pour chaque saison, chaque lumière, chaque contrée. T’étais pas obligée de choisir un paysage pelé. Donne-nous un peu de printemps, fais-toi belle, souligne tes yeux comme l’arbre cisèle ses feuilles, leur donne un contour précis et unique, colore tes paupières et tes joues comme la fleur se teinte au soleil, soigne ta robe comme la panthère, lisse tes cheveux, enivre-nous les sens, parfume notre horizon, Catherinette!

    - …

    - Ah non, tu ne pleures pas! Les pleurnichardes c’est le pire. Du soleil dans ton sourire! Bon allez, prends ta journée, va te faire belle, je garde la boutique.

     

    Catherinette est rentrée dans son taudis, les bras chargés de fuchsia et de citron. Son printemps sera rose et jaune, n’en déplaise aux chapeliers. Harassée, elle se couche, un peu inquiète tout de même à l’arrivée des songes. Ils sont quinze, vingt, trente, qui s’extasient devant cette beauté qu’ils n’avaient jusqu’alors pas perçue. Le mangeur invétéré de quenelles sauce bordelaise, l’indécis, le rapiat, le grand mélancolique, le petit teigneux, l’écureuil prévoyant sa prochaine guerre, le biquotidien, l’hebdomadaire, le mensuel, l’occasionnel, tous sont réunis dans la boutique et s’empressent autour de Catherinette qui rayonne de bonheur dans un pied de nez à son destin. Et soudain, les voilà qui s’échauffent. Pour qui sera la belle? Une première conserve vole atteignant le bigleux en pleines lunettes, une deuxième qui assomme le timide désemparé, une troisième, une quatrième… , massacre à la boîte en fer, pugilat métallique. Catherinette ferme les yeux. Le silence revenu, ses paupières violettes s’ouvrent sur le triste tableau d’une hécatombe. Pas un n’a survécu. Au milieu des corps ensanglantés, des têtes fracassées, des épaules broyées, Sab entrepend tranquillement de rebâtir ses cathédrales. Il lui sourit : « Pour toi Catherinette ». Elle ouvre avec une lueur d’espoir le paquet qu’il lui tend. Une sculpture! Des orangers, des bananiers, des cocotiers, toute une nature luxuriante minutieusement reproduite, un jardin d’Eden planté semble-t-il sur un espèce d’îlot. « Dreas y a mis tout son talent ». Catherinette attrape une banane pour extraire la partie immergée du fond de la boîte, pour découvrir avec horreur que ce qu’elle avait pris pour une île paradisiaque n’est que le faîte d’un monstrueux chapeau de fer. Réveillée par ses sanglots, Catherinette se lève d’un bond, rallume en somnanbule le poêle, et brûle consciencieusement toute sa panoplie de femme nouvelle, robe décolletée, ficelles en dentelle, petit sac sans bandoulière, bas grillagés, chaussures à pointes, rose à pommettes et poudre à paupières. Une miette de biscotte dans une goutte de thé, une robe toujours aussi méchante et ses larmes pour nettoyer son visage, Catherinette descend. A son tour de construire un forteresse, juste sur la caisse, pour qu’elle s’y cache, s’y réfugie, avec deux meurtrières pour les yeux et un pont-levis pour récupérer la monnaie.

    - Catherinette?

    - …

    - Catherinette, montre-toi que je t’admire!

    - …

    Dreas s’approche du comptoir et démollit boîte à boîte la cage en fer de Catherinette.

    - Hmm… Pour cerner les yeux, le rimmel vaut mieux que l’insomnie ma belle. Ta beauté est de plus en plus intérieure. L’archéologue a la technique sûre certes mais un peu lente pour découvrir ton joyau dans le temps qui te reste. Si tu continues, c’est moi qui vais te l’offrir ton chapeau. Et pas la peine de demander de l’aide si tu n’en veux pas!

    - Si, je veux…

    - Alors sèche ces larmes, redresse-toi et occupe-toi de la boutique, je sors.

    Docile, Catherinette interrompt ses hoquets pitoyables, ouvre ses épaules et attend l’épisodique chaland.

    - Jour Catherinette. Tu le préfères comment ce chapeau? Au moins, si on y met toute ta vie dessus, ça devrait pas avoir trop de mal à tenir. C’est peut-être un peu lourd la boîte de conserve, tu ne crois pas? Si innocente à ton âge!

    - Va te faire voir Sab!

    - Mais elle se rebelle la pucelle. Sûr, c’est acariâtre la vieille fille. Ca se laisse pas faire, ça griffe tout de suite. Il est pas né celui qui arrivera jusqu’à tes entrailles.

    - Tes tripes, c’est en boîte que je les veux moi. En attendant, laisse tomber les miennes. Elles ont le mérite d’être encore fraîches au moins.

    - Bon, bon…

    Sab tourne le dos à Catherinette et se remet à ses équilibres précaires en sifflotant. Catherinette réinvestit sa pause de vendeuse nonchalente. Elle observe ce nain répulsif. Comment a-t-il pu jamais pénétrer une cavité humaine? Qui a bien pu lui ouvrir l’entrée de sa grotte, quand elle, Catherinette, pourtant pas si laide, n’a jamais senti l’ombre d’un visiteur de chair? Fini débroussaillage et entretien si n’en profitent que le latex inquisiteur et le froid spéculum annuel. Autant la jouissance autarcique plutôt que l’effort de concentration extrême pour transformer le toucher méthodique du soigneur blanc en caresses inespérées d’une star cathodique.

     

    La journée s’est terminée. Dreas n’a pas reparu et Catherinette et Sab ne se sont plus adressé un seul mot. Catherinette a imaginé tant qu’elle a pu le nain chevauchant des rombières malodorantes, des sacs de graisse coincés sur le dos, des squelettes aux seins aplatis, puis est montée chez elle, sans plus d’envie, satisfaite de son sort. Somnolante, elle s’est vue essayant mille et un chapeaux, contemplant une plume, caressant une fibre incomparable, nouant et dénouant, choisissant une couleur, rejetant une autre en maintes allées et venues devant la glace. Et soudain, dans le reflet du miroir, elle aperçoit Sab, attablé, la tête engouffrée dans une profonde marmite. Pourquoi faut-il que ce nabot vienne saper ses essayages futiles.

    - Tiens, Catherinette! Allez, viens-donc partager un morceau de paix avec moi, tu verras, c’est délicieux.

    Pas très enthousiaste, Catherinette se décide et se dirige vers le goinfre. Après tout, il y a mis du sien, pas une remarque désobligeante sur ses chapeaux. Et s’approchant, Catherinette voit se dessiner progressivement un contour carmin sur le pourtour d’un sourire malin, béant. Sa bouche est ensanglantée.

    - Allez, mange.

    - Mais…

    - Alors demoiselle, on joue les difficiles.

    Catherinette pique d’une fourchette hésitante une espèce de membrane crue, comme un poulpe écorché vif à l’odeur forte. Catherinette se pince le nez, avale d’une traite.

    - Et ben voilà, ça t’en fera deux au lieu d’un.

    - Deux quoi?

    - Mais ne vois-tu pas que tu as l’honneur suprême de goûter aux fruits de toutes mes victoires, les conquêtes de toute une vie, les trophées de mes défloraisons. Pour ta fête, Catherinette, soupe d’hymens sauce piquante. Je te soigne tu vois.

    Catherinette s’éveille en un vomissement ininterrompu de biscottes rougies. Ce matin, elle n’avalera rien, et de toute manière, il ne reste pas la moindre petite miette. D’ailleurs, elle ne descendra pas. Qu’on la laisse enfin tranquille.

    - C’est qui?

    - Dreas! Je peux entrer?

    - …

    Dreas n’est pas homme à se visser derrière une porte. Il entrera ma fois, avec ou sans réponse.

    - Mais Catherinette, c’est quoi cette odeur? Tu es malade?

    Catherinette ressemble à un petit chien mouillé, recroquevillée autour du drap témoin des affres de sa nuit. C’est drôle, Dreas qui n’a jamais pris les choses de l’autre en main, par principe sans doute, pour que chacun reste à sa place et parce qu’il ne croit pas vraiment que l’assistance puisse être réellement utile à qui que ce soit, Dreas materne. Lui si fort pour envoyer du stimulus, du verbe, celui qui est censé faire son chemin, électriser peut-être les neurones embourbés, lui qui érige des marches toujours plus hautes devant l'autre, sans demi-mesure, il se baisse à hauteur de Catherinette. Lui qui donne de la question, du franc-parler, mais sûrement pas de la prise en charge, le voilà qui nettoie, qui enferme en sac plastique le désespoir nauséabond de Catherinette pour l’amener plus tard au lavomatique. Le voilà qui prépare un thé, qui essuie dans l’attente des bulles, le visage mêlé de larmes et de vomi, qui tend l’arme anti-relans, copieusement enrobée de dentifrice. Il pousse Catherinette dans la douche, et quand elle sort, réchauffée, ravivée, il n’est plus là, mais sur la chaise, des vêtements propres l’attendent, des vêtements de femme, et tout ce qui va avec. Aujourd’hui, pour la première fois, Catherinette descend, splendide. Un rayon illumine la boutique, un rayon pourpre et jaune, entre luxure et innocence. Sab ne dit rien. Dreas est absent. A Catherinette de jouer maintenant. Il a déjà dérogé à sa règle. De quoi il a l’air le marin solitaire en duègne espagnole? Et Catherinette la belle sert épanouie des vieilles rabougries, des mères désespérées, des fillettes inachevées. Catherinette la splendide sourit aux vieux chauves, aux pères pressés, aux célibataires endurcis. Et quand vient le soir, sa corolle se referme, lasse, sans qu’aucune abeille n’ait tenté de butiner son pistil. Catherinette la fanée baisse le rideau de fer, fatiguée de tant de prévenance et de coquetterie déployée pour des mollusques inactifs, aveuglés dans l’antre chaude et ouatée de leurs boxers opaques. Catherinette la résignée monte à sa chambrée pour y attendre ses derniers songes de jeune fille. Catherinette l’endormie se confectionne un chapeau de chair. Elle l’arrose. En l’espace de quelques fourmillements, le miracle apparaît. Un premier dard pointe son prépuce, un second, un troisième. Une forêt de pointes qui grossissent à vu d’œil, se contorsionnent comme les tentacules d’une pieuvre géante. Ce sont maintenant de robustes épieux qui contemplent Catherinette, attendant ses ordres. Elle les prendra tous. Elle réanimera le plus mou, épuisera l’endurant, cassera le plus dur, emprisonnera le plus gros. De toute sa peau, de tout son corps, de sa bouche et de son sexe, Catherinette métamorphosera ces beaux chênes et leurs fruits en enchevêtrement désolé de céphalopodes hagards. Avant son réveil, Catherinette la sereine a le temps de refermer tranquillement le sac poubelle sur cet amas informe de chair inerte et de le déposer devant sa porte.

     

    A pas posés, Catherinette descend, ni belle ni laide, pas moins vierge que la veille, et s’arrête devant Dreas.

    - Mes pétales étaient magnifiques Dreas, j’ai soigné chaque bout d’ongle, chaque parcelle de ma peau. Je me suis enrobée de parfums extatiques. Rien, Dreas. Pas un ne m’a regardée. J’attends maintenant mon heure. Elle sonnera dans deux jours, et plus personne n’y peut rien, sauf vous peut-être, Dreas.

    - Moi? J’en ai peut-être trop fait, Catherinette. Et le résultat n’a pas manqué.

    - Je vous offre mon pucelage.

    - Tu parles d’un cadeau, ma Catherinette. Je n’ai pour tout t’avouer aucun goût pour les terres encore inexplorées. Forcer les passages, ouvrir des voies n’est plus de mon âge. J’emprunte les sentiers battus. J’aime les jardins publics, ressentir en m’y installant une connivence avec tous ceux qui y ont abandonné du plaisir. Je communique avec les passants. C’est un peu le lien social qu’entretient avec les vivants le vieux solitaire que je suis. Je m’arrête devant chaque statue du bonheur, chaque fontaine de douleur. Je visite. J’ajoute une petite pierre. Que peut donc me donner à voir un terrain en friche, jamais cultivé?

    - Dreas, sept ans que je suis à votre service, que je ne vous demande rien. Sept ans que je m’ennuie seule dans cette boutique, supportant péniblement les moqueries de Sab, et voilà que vous me refusez une malheureuse étreinte! Il est peut-être fatigué le vieux brigand, mais pas pour courir le monde après des boîtes insignifiantes en tout cas. Pour les avoir celle-là, il est prêt à tout! Faut-il donc que je vous promette la plus belle chimère métallique que vous ayez jamais vue pour que vous donniez une once de vous! Ou faut-il alors que je vous menace d’éventrer tous vos malheureux cylindres étincelants!…

    - C’est que tu me plais ma furieuse Catherinette. Allez va. Monte. Je te rejoins.

     

    - Entrez Dreas.

    - Mais tu es déjà nue Catherinette! Comment veux-tu que je m’émoustille, que je me mette en condition. C’est que je ne bande pas sur commande moi.

    - Je me rhabille?

    - Non, non, reste comme ça. A défaut, déshabille-moi, ça devrait me mettre en train.

    - Je ne peux pas.

    - Nous y voilà! Terra incognita! Farouche, faussement pudique. Tout est à faire!

    Dreas se dévêt donc. Catherinette baisse les yeux. Il s’asseoit à ses côtés, l’enlace gentiment. Le corps de Catherinette ne bronche pas, blanc de peur, neige de froid. Dreas tente quelques caresses savantes et sent alors sous ses doigts la désagréable rugosité d’une chair de poulet enveloppant un corps rigoureusement inerte. Pas question donc d’huiler la porte pour en préparer l’ouverture progressive, de gagner pas à pas l’extrémité du tunnel. Ce sera conséquemment une entrée déchirante et triomphale. Dreas regarde son triste cheval de Troie, pas vraiment enthousiaste au combat. Il guide sans conviction la main de Catherinette qui ressemble plus à une vestale sacrifiée qu’à l’amante implorante de tout à l’heure. Plus rien ne reste à la belle de ses expériences nocturnes, son assurance de la veille est envolée.

    - Je crois ma Catherinette que nous perdons notre temps. Le vieux brigand à la virilité ramollie ne s’attaque plus aux froides pucelles tétanisées. Je n’aurai jamais la vigueur de te violer. Désolé la belle. Rhabille-toi donc tu vas prendre froid.

    Dreas laisse Catherinette à ses sanglots.

     

    Le 24 novembre, à la suite d’une nuit sans rêve, légèrement en retard, Catherinette fait entrer la lumière dans la conserverie. Une lumière sans teint, indéfinie, sans présage ni espoir. Catherinette s’installe dans son soupir habituel, attend. Et soudain, il entre. Il est magnifique, grand, bronzé, musclé, sorti d’un magazine féminin avec en sus un halo d’intelligence s’échappant de son enveloppe corporelle parfaite. Catherinette est éblouie. Il s’avance vers elle, timide et décidé.

    - Catherinette. Depuis des mois je vous vois, je vous perçois, je vous vous sens chaque matin, ouvrant d’une main énergique votre beauté sur la rue. Chaque soir je guette le rideau que vous jetez sur votre splendeur, me privant de votre lumière jusqu’au lendemain. Des mois que chaque jour mon émoi grandit et que je ne sais comment vous aborder. Vous semblez si inaccessible. Des mois que j’attends ce jour où j’aurai le courage de vous déclarer ma flamme. Catherinette, je suis à vos pieds. Mandez-moi ce que vous voulez, des montagnes, des cathédrales, vos envies les plus folles et demain vous l’aurez.

     

    Catherinette regarde posément son serviteur essoufflé par son dithyrambe et laisse tomber sans sourciller : «  Un chapeau. »


  • Mirabelle

     

    le 22 octobre 2004

     

    "Par pitié fais quelque part, là où tu veux, comme tu veux, quelque chose pour toi, que pour toi, quelque chose où tu prennes ton pied mais qui aussi te demandes un effort.

    d'où ma proposition qui n'a valeur que d'exemple et que tu pourras modeler à ta guise mais qui prend en compte, me semble t-il, à la fois des choses que tu ferais plutôt bien et auxquelles tu sembles prendre plaisir.

    Voilà ma proposition : écrire dans les 2 mois qui viennent (ce pourrait être un cadeau de Noël que tu te ferais), une NOUVELLE de 15 à 20 pages.

    Proposition de thème : un meurtre où un oiseau joue un rôle majeur. Par goût personnel j'autorise une scène de baise mais pas plus (ne pas considérer qu'il s'agit là du petit oiseau !).

    Allez au boulot !

    Je t'embrasse"


     

    Un peu gourde, vaguement blonde, plantureuse et plutôt chieuse, ce sera Mirabelle, parce que ça sonne comme une beauté dans le regard, un reflet de rondeurs dans un miroir. Elle rêve de vie à deux, d'enfants et de liberté tout à la fois. Impulsive, elle exhorte ses contrariétés avec son corps. Ses aventures la mènent par train, par bateau, par avion, vers des contrées de passions insolites dont elle revient toujours nu-pieds, plus forte et plus vulnérable à la fois. Et si elle s'embarque à chaque fois, elle n'en rêve pas moins d'un havre tranquille, d'un vrai salon avec une télé au milieu, d'une salle à manger pour recevoir, d'un compagnon à présenter. Qu'on la voit double. Elle voudrait elle aussi être "Mirabelle et ….". Elle est à peine plus jeune que lui mais encore très enthousiaste, pleine d'envies freinées par son angoissant désir de maternité.

    Lui, c'est Vincent, parce que c'est rempli de nombres bucoliques et que pourtant ça sonne creux. Il a du charme, c'est évident. Un peu névrosé, comme tout le monde. Une trentaine d'années, l'âge du rangement masculin, du don de cette infime partie de soi qui portera son nom. Mirabelle en a plutôt vingt-cinq, parfois moins, parfois plus.

    Ils se sont rencontrés à la piscine. Elle voulait perdre deux trois kilos entre midi et deux. Elle s'était dit qu'en remplaçant la nutrition par du sport, elle multipliait par deux la vitesse du processus. Bref, elle a fait une hypoglycémie, elle a manqué se noyer et il l'a sauvée. Lui, il était là par hasard. Il enfilait nonchalamment les longueurs à l'extérieur du bassin, un peu maigre dans son maillot quand il l'a vu sombrer. Un corps à corps pour démarrer, un vague bouche à bouche pour ressusciter et puis un verre avec pizza obligatoire pour la rescapée pour se remercier. Ils ont décidé que ce serait un coup de foudre. Ils en avaient envie et besoin tous les deux, alors pourquoi pas! C'est qu'elle était plutôt jolie Mirabelle, attendrissante avec ses cheveux mouillés qui lui trempaient le T-shirt. Il lui a prêté sa veste et il a bien fallu qu'elle la lui rende. Elle a sauté sur la perche qu'il lui tendait. Ca faisait un peu longtemps qu'elle était seule Mirabelle, qu'elle rêvait d'un truc comme dans les films. Pas le temps d'écrire son roman, elle avait besoin de la vitesse grisante d'un vrai début. Soupé les aventures à l'autre bout de son monde. C'est du violon et de la trompette à la fois qu'il voulait jouer son corps. Lui, c'était moins net d'abord, jamais contre une aventure et surtout, hyper réceptif aux manifestations hormonales féminines envers son être. Pas très sûr de lui en fin de compte. Elle a vite su lui dire qu'elle l'aimait comme il voulait l'entendre la Mirabelle. Elle ne lui a pas laissé le temps de se poser. Elle l'a pris dans son entier, et elle ne l'a plus lâché. Il avait aussi quelque part dans sa tête un spleen de trentenaire coureur célibataire, une envie de changer, un modèle à reproduire et une famille à produire. Elle a vite su lui suggérer de laisser une brosse à dents, puis un rasoir, pour ne pas s'embêter. Il a un peu laisser traîner ses affaires, il oubliait, elle ne lui rappelait surtout pas. Pas du tout pour se jeter sur son odeur, respirer le manque en son absence. Juste pour s'assurer qu'il reviendrait bien, qu'elle ne rêvait pas. Et puis, financièrement bien sûr, deux loyers, c'est vite devenu ridicule. Il a eu un peu de réticence quand-même, mais Mirabelle a sorti ses talents de gestionnaire, de ménagère accomplie. Elle a calculé les économies locatives, les passages à la pompe, l'usure de la voiture, leur engagement écologique et social, réduire la crise du logement. Elle a parlé du bonheur d'Emmaüs à récupérer tous leurs doubles, de la cafetière au micro-onde, elle a mesuré les placards, profité pour mettre enfin en carton ses vieilles fringues immettables imprégnées de souvenirs obsolètes. Et pour sceller leur union, ils se sont fait une carte de fidélité commune à intermarché. Ils ont investi les bons d'achat gagnés sur les frais de leur première crémaillère de couple dans une parure de lit, histoire de poser un acte, de rompre le cordon maintenu dans les vieux draps à fleurs pour l'une, vichy pour l'autre, de leurs mères respectives. Mirabelle qui peignait beaucoup n'en a plus eu envie, plus besoin et puis ils ont aménagé un bureau pour Vincent et son ordinateur dans sa pièce à rêver sur toile. Leur vraie vie a commencé, avec ses hauts, ses bas, et l'intégrale des watoo watoo en DVD.

     

    Bientôt, Mirabelle et Vincent s'apercevront qu'ils ont soixante ans, un vague sentiment enfoui de ratage avec la fierté de la réussite apparente. Des enfants casés, mariés, des petits-enfants insupportables. Peut-être la petite dernière qui fait un peu souci, qui rappelle un peu sa mère, tout n'est donc pas perdu. Ou peut-être se réveilleront-ils, seuls ou à deux.

     

    ***

     

     

    Rien n'est plus vraiment rose en ce moment entre Mirabelle et Vincent. Ils partent bosser le matin et reviennent, fatigués, sans rien de neuf à croquer ensemble, sans envie particulière. Pendant les séances de Watoo Watoo, Mirabelle a renoncé à remonter insidieusement sa jupe jusqu'au tatouage de colombe qui lui encre le pli de l'aine droite, à l'entrée de ce qu'à vingt ans, elle imaginait être le chemin de la liberté et de la paix. N'ayant plus ni place ni goût pour la peinture, Mirabelle correspond. Elle envoie les bribes de sa vie, son quotidien, ses états d'âme, ses rencontres sur l'ordinateur de Vincent. Elle amplifie, elle enjolive, elle noircit, tout pourvu que rien ne soit plus plat. Elle invente du grand avec des riens, des rebondissements dans son fleuve tranquille.

     

    le 5 janvier,

    Premier Noël dans la belle famille. Je suis épuisée. J'ai passé trois jours debout à ne pas savoir où j'avais le droit de m'asseoir. Après une tentative sur un vieux tabouret fatigué, j'ai renoncé à choisir mon siège. Tous appartiennent au patriarche à une heure potentielle de la journée. Même quand il dort, sa place est réservée. J'ai passé Noël à attendre Vincent qui taillait la vigne, attendre Vincent qui fendait le bois, attendre Vincent qui s'occupait des animaux, coincée entre des piles de vieux journaux, des montagnes de cassettes vidéo, une télé que je n'ai pas osé toucher et un frigo interdit. J'ai fait étal de ma culture au beau-père qui s'en est montré enchanté. Je rentre avec un dessous de plat en verre assorti aux draps dont on s'est enfin débarrassés, et l'horloge de Vincent, avec des oiseaux tout autour du cadran qui crient quand c'est leur tour. Mon cher et tendre s'est fait alpagué par les urgences parentales de l'hiver. Entre tuiles, bestioles et bois, je compte le retrouver d'ici une semaine. En attendant, j'affine mon oreille, j'entends passer le temps entre coucous agressifs et cuicuis ridicules. La chouette me donne des envies de meurtre. Heureusement, l'appel du watoo watoo est absent de cette faune volante. Et puis, il y a pire. J'aurais pu vivre avec un passionné de moteurs. La prochaine fois, j'aurais peut-être rien que pour moi l'horloge avec cocotte et théière siffleuse, puisque la féminité semble véritablement se jouer à la cuisine dans cette famille.

    Mirabelle

     

    le 8 janvier,

    Vincent est déjà de retour, fâché avec sa campagne native qui n'arrive pas à comprendre sa vie citadine dans laquelle il m'a fait une place, qui lui reproche encore de manquer à ses devoirs de fils quand il a passé la semaine à remettre d'aplomb le relevable d'une baraque en ruine. Ca n'est jamais assez! Vincent a pris la porte et m'est revenu effondré et amoureux. Je lui apparais comme son seul appui restant. Il m'a émue. On a fait l'amour dans les larmes, un amour lisse, pénétrant comme la pluie d'orage, un amour qui saisit jusqu'aux os, fébrile, fatigant, alourdissant. C'était un peu comme si cet acte en profondeur, ce lien charnel de nos corps réunis anéantissait le lien symbolique de sa filiation. Un deuil enfoui sous une naissance.

    Mirabelle

     

    le 10 janvier,

    Vincent se replie sur lui-même. Il ne partage plus ses émotions. Il regarde Watoo Watoo de plus en plus tard. Je me couche avant lui. Nos libidos sont déphasées et ses envies de l'aube s'évanouissent dans mon mol endormissement. Je laisse parfois faire mais mon corps est absent, encore plus mes pensées.

    Mirabelle

     

    le 26 janvier,

    Il a neigé toute la nuit. Vincent matait Watoo Watoo, du coup, je n'ai pas pu regarder la météo. Forcément, pour ne pas arriver en retard au boulot, j'ai fait pied lourd sur la pédale. J'ai regardé la pancarte publicitaire droit dans les yeux et je me la suis prise. Putain de piafs! Pour aujourd'hui, je sors indemne. Au lieu d'avoir un pot de yaourt deux portes, je prends l'option sans doute plus économique une porte (côté passager bien évidemment). Vincent m'a engueulé parce que j'avais vaguement abîmé la bagnole. J'ai hurlé parce que c'était finalement sa faute. Il a quand-même bien failli me tuer avec ses Watoo Watoo. Pour clore le combat, j'ai descendu la poubelle et je me suis encore retrouvée dans le local avec Mr Loiseau, le voisin du dessus. Avec ses cinquante piges et son nom de piaf, c'était franchement pas le moment.

    Mirabelle

     

    le 30 janvier,

    Tout compte fait, Vincent ne m'en veut plus pour la voiture. Il a relu le contrat d'assurance. En principe, si les réparations excèdent la valeur de l'engin, deux mille euros nous serons versés en échange de l'épave. L'aubaine. Du coup, il a emmené le bolide faire un tour dans les bois, histoire de s'assurer que la portière était vraiment défoncée. En attendant, en enjambant le levier de vitesse, j'ai fait un faux mouvement et je me suis retrouvée le tatouage en marche arrière. Un peu plus et c'était la fin des migraines anti-coït pour quelques temps. Je me retrouve avec un monochrome bleu violet à l'entrejambes. Je donne dans le contemporain. La semaine prochaine, j'en serai sûrement aux couleurs printanières. Je ne suis pas sûre que ça rende ma prairie tellement plus accueillante.

    Mirabelle

     

    le 10 février,

    Mr Loiseau était encore au local à poubelles. Il a quelque chose de séduisant, malgré le double de mon âge qui pèse sur lui. On commence à discuter de tout, de rien. On retrie mentalement les poubelles des voisins qui ne sont décidément pas citoyens. On revit nos voyages en échangeant sur les cafards du monde, dont l'attirance pour les détritus semble universelle. On disserte sur l'enfant surgâté du troisième qui remplit égoïstement les poubelles communes de ses emballages. On remercie le célibataire du cinquième d'investir exclusivement dans l'inodore surgelé, quand les charognes putrides des pigeons expérimentaux du scientifique du rez-de-chaussée écourtent nos échanges sur le monde. Parfois, je me plais à imaginer que Mr Loiseau descend volontairement sa poubelle en même temps que moi, et pas seulement pour discuter. Je rêve que je le trouble.

    Mirabelle

     

    le 15 février,

    Hier, quand je suis remontée du local à poubelle, j'avais la colombe en feu. J'étais prête à affronter n'importe quel Watoo de malheur. J'ai dansé pour Vincent et j'ai vu Monsieur Loiseau qui souriait, incrédule. J'ai chevauché Vincent, affalé sur son canapé, ma poitrine cachant son visage, et là, les yeux au plafond, j'ai imaginé mon émoustillant quinquagénaire, ses doigts légers et experts. Et ma colombe de sautiller, de virevolter, d'attendre le poursuivant et l'esquiver au dernier moment, partir pour revenir, et puis de s'envoler dans un tourbillon foudroyant. Vincent était éberlué, lessivé, heureux et presque niais. J'ai eu honte quand il m'a dit son plaisir. Il s'imagine que la routine est cassée, que notre couple reprend des ailes d'amour, il propose moult inventions et recherches que nous n'avons jusque-là oser explorer. Ma nouvelle fougue l'emballe, elle me laisse perplexe. Est-ce amour que nourrir ses étreintes de fantasmes infidèles? Est-ce normal? En bref, dois-je demander à Vincent de descendre les poubelles au nom de la sacro sainte répartition des tâches ou retirer des ordures le parfum d'envie manquant à notre liaison, pour retrouver peut-être ce véritable goût de l'autre?

    Mirabelle

     


    le 17 février,

    Demain, je mène mon pot de yaourt une porte vers sa dernière demeure, le garage agréé où la favorable expertise a enfin été rendue. 2300 euros nous attendent à condition de déposer l'engin à l'endroit convenu. J'eusse préféré que mon chevalier s'en charge, mais il se trouve que le fameux hôtel des bolides est sur la route de mon boulot. Je le dépose donc au retour, suivie d'une sympathique convoyeuse, attirée par une raclette au coin du feu. Ca fait quand même trois semaines que ma future épave n'a pas roulé. Depuis son tour dans les bois, elle est dira-t-on surventilée. Vincent m'a donc prêté son carrosse chauffé et va bosser en vélo.

    Mirabelle

     

    le 18 février,

    Je suis montée ce matin dans mon frigo roulant. J'ai mis le contact avec quelques difficultés vu la mobilité restreinte octroyée par ma triple épaisseur de pulls et ma combinaison de ski. Démarrage en soubresauts peu rassurant, suivi d'un trajet hoqueteux, tout en poussée de vomissements, plutôt inquiétant. Quand tous les voyants se sont mis à s'allumer et que l'épave s'est transformée en flipper de troquet de troisième zone mal chauffé, je me suis vraiment mise à paniquer. J'ai atteint le garage in extremis, et donc pas le boulot, où je suis finalement arrivée avec un pouce gelé et des pieds en marmelade, ma combinaison laissant a priori peu transparaître les charmes de mes conversations anodines. La raclette fut bonne. Angélique n'a pas quitté Vincent des yeux. A la fois, ça m'énerve d'être jalouse parce qu'une copine vient bouffer à la maison et ça me rassure un peu, certains disent que c'est preuve d'amour. Enfin, avec une raclette, ils pouvaient toujours essayer de m'envoyer à la cuisine m'occuper de mes plats. Zéro prétexte. Vaudra mieux inviter jour de lapins aux pruneaux pour se débarrasser de moi.

    Mirabelle

     

    le 20 février,

    Ce soir, j’ai descendu la poubelle la colombe en avant et la conscience à reculons. Monsieur Loiseau n’était pas là. J’ai attendu trois minuteries. J’ai épluché le menu du célibataire : surgelés deux personnes et emballages protecteurs, sa vie semble prendre des couleurs féminines. Je rêve de débuts, de ces moments interminables de tête à tête et corps à corps qui paraissent des secondes, de cette sensation d’autosuffisance, de l’autarcie amoureuse nourrie de pâtes, et du détournement systématique de la fonction réelle de chaque pièce et objet de l'appartement bulle. Je revis nos débuts passionnés où ma colombe semblait avoir vaincu, terrassé son Watoo. Je ne veux pas regretter ce temps. Je l’imagine comme un passage d’une relation dont l’évolution est inéluctable, mais pas nécessairement banale. Vivre en couple, c’est ne plus être seule en rentrant, m’endormir au chaud, mes pieds congelés sur ses mollets brûlants. Je ne me vois pas repartir de zéro, partager canapé et CDS. Pour m’assurer quel autrement ? Un nouveau début encore incertain et peut-être bien lointain ? Une nouvelle mutation en routine vaguement semblable : répartition des tâches, la chair endormie devant les infos en attendant la querelle du choix du film. Après tout, le Watoo a ses bon côtés. On sait ce qu’on perd, mais jamais ce qu’on retrouve. Vincent, j’imagine que je l’aime, comme il est, avec ses défauts et ses qualités.

    Mirabelle

     

    le 4 mars,

    Vincent est parti quatre jours pour le boulot. Il me manque terriblement. J’avais besoin de cette solitude pour réaliser vraiment à quel point il a rempli ma vie. J’ai trouvé ce qu’est l’amour, ne plus pouvoir exister sans l’autre, en dehors de l’autre, quand tout sans lui est insipide. Je n’ai plus envie de descendre les poubelles et ça me rassure. Manger seule des pâtes, bouillies par mon oubli, me serre la gorge. Je n’ai de cœur à rien, pas même à contacter les copines pour une bouffe. Il me semble que sans lui, j’en profiterai moins. Je me suis même surprise à regarder Watoo sauver la planète. La nuit, je tourne et retourne sous ma couette, le jogging et les chaussettes Damart impuissants à me réchauffer. Je ne sais plus m’endormir seule. J’en viens à me demander comment j’arrivais à vivre avant, avant Vincent. Je n’ai pourtant pas le souvenir d’avoir été absolument malheureuse et dans le manque permanent.

    Mirabelle

     

    le 9 mars,

    Vincent est rentré hier soir. Il a refusé l’apéro, le foie a priori saturé, pas pu avaler le petit plat amoureusement mitonné, l’estomac au bord de la crue. Il a répondu à mes questions brièvement, me contant rapidement café théâtre, poker et boîte de nuit. Il a gentiment repoussé mes élans de tendresse, étouffé par mes baisers de retrouvailles, visiblement peu disposé à toute idée d’ébat. Il m’a embrassée sur le front avant d’enfiler rapidement un pyjama significatif et de se glisser sous la couette. Je suis allée pleurer à la cuisine, vexée et jalouse de ce plaisir pris sans moi,, quand j’ai fait ramadan pour l’attendre, incapable de rire hors de son ombre. Et pourquoi serait-il le seul maître de mon bonheur ?

    Mirabelle

     

    le 10 mars,

    Cette fois, c’est moi qui ai attendu que le cliquetis de la serrure de Mr Loiseau parvienne à mes oreilles avant de descendre ma poubelle. Nous nous sommes donc retrouvés nez à nez,  humant un subtile mélange de marguerites trépassées et restes de sole meunière. Dans mon souci d'image intellectuelle qui me semble la plus adéquate pour séduire l'homme mûr, j’ai aperçu dépassant de la poubelle marron un reste de livre déchiqueté. « Les oiseaux se cachent pour mourir », j’espérais mieux comme accroche culturelle. Sûrement un bouquin saccagé par le rejeton du troisième, jaloux d’une saga accaparant les yeux et le nez reniflant de sa mère.  D’un autre côté, ça sonne comme un présage, entre oiseau et relation décalée. Je n’étais plus très sûre d’exploiter le filon littérature, quand la lumière est venue à mon secours, ou plutôt le noir. Je me suis précipitée sur la minuterie, juste à temps pour glisser ma main sous celle de Mr Loiseau, qui a mis du temps à la retirer, troublé, les doigts collés par le courant. J’ai tourné ma tête vers lui, le sourire en offrande et les yeux en invitation, juste assez pour qu’il s'y s’engage, pour qu’il s’y engouffre, à pleine bouche, à pleine langue. Pas vraiment calculatrice ni séductrice, mais pleine d’espoir et de pourquoi pas, j’avais mis ma jupe retroussable et ma culotte jetable qui est allée rejoindre la conscience du Père Ralph de Bricassard. J’ai pu éviter le désobligeant pantalon aux chevilles, coincé dans son envol par des chaussures encombrantes. Je laisse aux mâles le soin d’assumer leur accoutrement d’amour. Mr Loiseau, les pieds déjà bien entravés, m’a assise sur la poubelle « carton et papiers » (vive le tri !), j’étais trop haute. Redescendue, je me suis alors cramponnée aux poignées latérales, la face contre le couvercle. Au premier assaut, les roulettes m’ont envoyée droit dans le mur, laissant mon chevalier l’épée brandie dans le vide. Voyant le pic d’érotisme redescendre pitoyablement, j’ai préféré reprendre la situation en main et me passer d’accessoires.

    Quand je suis remontée, honteuse et excitée, Vincent en était à son troisième épisode. J’avais imaginé nombre scénarios tous plus abracadabrants les uns que les autres pour justifier mon absence prolongée. Il a simplement levé le nez, m’a souri en me montrant la poubelle que j’avais oublié de prendre. Je m’attendais à recevoir tous les noms d’oiseaux, excepté celui de linotte.

    Mirabelle

     

    Mirabelle nage en pleine confusion. Du plaisir sans Vincent, cette fois elle en a pris. Mr Loiseau est de fait un amant fougueux et cannibale. Son âge lui confère une bienveillance qui rassure Mirabelle, qui l'enveloppe. Mais Mirabelle s'est offert le plaisir qui laisse des remords, le seul qui ne soit pas vraiment autorisé. Parce qu'elle n'a plus d'intérêts personnels, de ceux qui procurent l'autosatisfaction, un peu nombrilistes certes, mais nécessaires à l'estime de soi, elle recherche dans la séduction la valeur intérieure qu'elle ne se trouve plus. Une relation amicale ne l'intéresse pas. Elle doit être a minima ambiguë. Mr Loiseau lui donne une preuve de son existence, mais bientôt, il ne lui suffira plus. Ce pouvoir, comme celui de tous les amants qui suivront est éphémère. Vincent l'a perdu il y a bien longtemps. Mirabelle est à la fois rassurée et décontenancée par le bilan qu'elle dresse de ses aventures. Elle plaît, c'est indéniable, mais rien ne dure jamais. La brièveté de ses amours lui renvoie à chaque fois la même image terne d'elle-même, comme s'il fallait si peu de temps pour faire le tour de son être.

     

    le 1er avril,

    Jour des poissons, ils ont installé un vide-ordures. Fini les relents de merlans frits, C'est un signe qui m'est envoyé pour m'indiquer qu'il est grand temps de rentrer dans mes pénates. J'avais pris l'habitude de déposer ma conscience bien sagement sur le canapé, à regarder Watoo en toute innocence aux côtés de Vincent avant de rejoindre Mr Loiseau. J'avoue que ça me soulage un peu de mettre un terme à cette aventure commençant à prendre des allures de routine. J'ai aujourd'hui assez d'éléments pour publier le kamasutra du conditionnement des déjections collectives. Je me sens très mal à l'aise de n'avoir aucun regret. Le remord de n'en pas avoir. L'image de Mr Loiseau m'apporte plutôt sourire, et son évocation mentale me sert à chasser la mauvaise humeur. Même Vincent semble retrouver de l' appétit pour moi. Mes sens sont réveillés, pourvus qu'ils ne s'endorment pas en même temps que mon idylle illicite. Je profite de me sentir particulièrement femme pour attiser notre flamme. Vincent lui-même me semble plus désirable.

    Mirabelle

     

    le 5 avril,

    Loin de me couper l'herbe sous le pied, la fin de mon aventure me donne des ailes. Je reprends mes crayons et me lance dans le design. Je revisite le potentiel érotique des objets de notre quotidien. Je tente de leur donner la forme et la couleur de l'invitation au voyage. Pour l'instant, j'invente un nouveau concept de poubelle,, galbée pour épouser toute rondeur, multiprises, cale-roulettes, hauteur modulable. Je compte présenter mon projet au scientifique de l'immeuble pour qu'il améliore la qualité du matériau qui doit être à la fois souple et rigide, et cherche un moyen d'empêcher les odeurs nauséabondes de s'échapper du couvercle toujours mal refermé par les locataires trop pressés et peu imaginatifs. Vincent ne comprend pas bien pourquoi je dessine des boîtes à ordures, mais chaque fois qu'il me voit assise sur mon tabouret, penchée sur mes planches, une envie irrésistible lui monte vers le nombril. Je n'ai jamais autant ri.

    Mirabelle

     

    le 10 avril,

    Depuis quelques jours, notre palier est régulièrement jonché de papiers de Michoko. Je guette pour trouver la pie malveillante qui dispose en boules régulières sur notre paillasson les restes de sa gourmandise. C'est selon toute vraisemblance une chanteuse étrangère à l'immeuble. Peut-être ces papiers sont-ils un code pour Vincent, une invitation à suivre le chemin tracé par les emballages de caramels. Je redeviens jalouse. Après tout, n'ai-je pas moi-même suivi le trajet des détritus pour vivre mon infidélité. La pie ne chantera pas longtemps, foi de Mirabelle!

    Mirabelle

     

    le 20 avril,

    Il m'aura fallu dix jours pour résoudre en partie l'énigme du Michoko. Une pie naine de un mètre cinquante, chaussures compensées comprises, les yeux sur-cernés de noir, le rimmel jusqu'aux oreilles, le mini-shirt joignant à grand peine le pantalon trop moulant, fait chanter la sonnette du voisin d'en face. A chaque non réponse, elle engouffre une friandise et envoie les papiers rouler sur notre paillasson. Il lui faut une demi-heure pour vider la paquet et repartir dépitée, le sac à main délesté. Elle me fait peine. La prochaine fois, je l'invite à prendre un thé.

    Mirabelle

     

    le 22 avril,

    La petite pie a accepté de s'empiffrer de Michokos sur mon canapé. Elle a déversé son sac sur la table. Le voisin, elle l'a rencontré à l'épicerie du coin, là où elle fait sa réserve de sucre. Il l'a vue voler un paquet à l'étal pendant que le gros épicier reluquait les bas nylon d'une blondasse au petit chien teigneux. Tremblante, elle a vite reposé son pauvre butin, désespérée de n'avoir pas sa dose pour la journée. Il a souri, a repris le paquet et l'a payé en caisse. C'est comme ça qu'ils se sont retrouvés sur le trottoir, lui,, lui proposant un café en échange de sa survie. Elle a accepté. Ils ont beaucoup parlé, il a fumé, elle a ingurgité. Elle lui a raconté sa vie d'étudiante, il lui a dit son ménage d'ennui, sans enfant. Ils se sont revus, au café du cheval, au café de la gare, puis au café de l'hôtel. Et il lui a proposé de monter. C'est comme ça qu'elle s'est retrouvée emprisonnée par la passion dont elle rêvait depuis toujours. Elle se voyait facilement venir à bout de sa pervenche. Et puis, sans explication, il a mis fin à leur liaison, avec un paquet de Michoko en guise de consolation. Depuis, quand la gêneuse est de sortie, elle vient sonner à la porte, pour qu'il lui explique au moins. La nuit, elle rêve qu'elle l'étouffe en lui faisant avaler tous les papiers de bonbons qu'elle a avalé depuis qu'il l'a abandonnée. Pas prête de chanter la pie.

    Mirabelle

     

    30 avril,

    Maintenant, la petite pie vient directement sur mon canapé sans passer par le paillasson d'en face. Hier, je n'étais pas là et c'est Vincent qui l'a reçue. Il a été terriblement touché par sa détresse. Il voudrait tellement l'aider. Il commence à trembler pour elle. Elle lui a raconté qu'elle songeait parfois au suicide. Elle préfère ça plutôt que de devenir obèse par chagrin d'amour. J'avoue que je me méfie des pies voleuses. J'ai de nouveau l'estomac qui se noue. Quel mal pourtant à vouloir protéger une jeune éplorée? Vincent ne fait-il pas montre de sa profonde sensibilité? Sûrement, mais en attendant, il est temps que j'aille montrer mon projet poubelle au scientifique de l'immeuble. Et puis, il s'occupe si bien des pigeons qu'il pourra me guider sur l'élimination des pies.

    Mirabelle

     

    le 5 mai,

    Je suis allée chez le scientifique. C'est tout un bestiaire dans le formol qui accompagne ses rituels. Il s'est montré emballé par mon projet, d'autant qu'il est bien conscient de la gêne occasionnée par ses cadavres de pigeons. Par contre, comme tout scientifique, une phase d'expérimentation, d'observation,  lui semble indispensable pour orienter au mieux  ses recherches. J'ai beau avoir de nouveau la colombe alerte, je ne vais quand-même pas cantonner mes envols au monde du déchet! Et de me proposer la corbeille à papier de son bureau! Quel réducteur! Quand je me vois transportée par Loiseau sur des poubelles en tour Eiffel, il m'invite à m'offrir sur les papiers froissés de ses expériences morbides, encastrée dans le plastique mou et troué du réceptacle de ses déjections intellectuelles. Pas la peine d'étudier les pigeons s'il ne sait pas faire la cour, s'il ne sait attendre ou simplement percevoir le feu vert de la belle pour esquisser le premier pas, de la responsabilité du mâle comme il se doit. Grossier personnage! Nous sommes fâchés et mon projet aux oubliettes.

    Mirabelle

     

    le 10 mai,

    Comme dans les films américains, j'écrivais tranquillement quand l'ordinateur a fait son bruit d'arrivée du train en gare : vous avez un nouveau message. Ouverture illico presto, j'adore les mails. Ca veut dire que quelque part, quelqu'un pense à moi, veut m'inviter peut-être, prendre de mes nouvelles, ou juste me faire un petit coucou. Abondance de littérature pourtant banale et laconique me réjouit toujours.

    "Mirabelle,

    Méfie-toi des oiseaux.

    Le corbeau"

    Un corbeau, il ne manquait plus que ça! Est-ce juste une blague, ou quelqu'un d'effectivement bien renseigné sur ma vie et mes agissements qui me met en garde. Car à bien y réfléchir,  les oiseaux pullulent effectivement autour de moi. Qui me veut du mal, Watoo? Loiseau? la pie? La pervenche d'en face? le tueur de pigeons? le corbeau lui-même? La pie bien évidemment. Elle veut Vincent et se sent prête à tout pour l'obtenir. La pervenche d'en face, pourtant moins jolie qu'elle, a déjà bien failli en mourir à coup d'ombrelle. Quel moyen trouvera-t-elle pour m'éliminer. Le mot me fait frissonner. En tout cas, ceux qui me viennent à l'esprit quand je pense à cette oiselle de malheur sont loin d'être fleuris. Moi qui l'ai invitée, c'est pire qu'une pie voleuse, c'est un coucou qui fait son nid dans celui des autres. Et biensûr, pas moyen de savoir qui est ce corbeau ni d'où vient son message.

    Mirabelle

     

    le 11 mai,

    Pas de nouvelles du corbeau, mais c'est un jeune à crête de cacatoès flamboyante, le walkman scotché aux oreilles et le malabar collé aux dents qui vient d'emménager au quatrième. Un nouvel oiseau dans le secteur! J'avoue que son plumage ne me laisse pas indifférente bien que mes schémas sociaux me portent à le ranger dans la catégorie sans ramage.

    Mirabelle

    le 12 mai,

    Un peu honteuse du rapide catalogage opéré sur la nouvelle recrue de l'immeuble, , un peu par curiosité animalière, ,je me suis rendue sous prétexte de bon voisinage faire mes hommages à notre oiseau mélomane, guidée par l'explosion toujours croissante des décibels envahissant la cage d'escalier. Le chant de la sonnette s'est malheureusement perdu dans les sons électriques échappés des enceintes surpuissantes du locataire multicolore. L e perroquet est sourd c'est maintenant une certitude, il me reste encore à savoir s'il parle vraiment.

    Mirabelle

     

    le 18 mai,

    Ma mère est enfin repartie. Elle a débarqué à l'improviste comme à chaque fois que son cœur s'effondre d'un nouvel abandon. Ma mère est une douce folledingue, éternellement amoureuse et vaguement chieuse. Petite, elle rêvait d'être majorette. Avec l'âge, son ambition grandissante l'a menée droit au crazy horse. Son rêve s'est vite écroulé suite à une opération balafrante. A défaut d'avoir pu se mettre des plumes au derrière, elle collectionne aujourd'hui les atours d'autruche et les amants. Passionnée et boulimique, elle rapplique à chaque largage, pour s'épancher et critiquer ma vie sans couleur ni paysage. Transformée en tornade blanche, elle astique, frotte et rerange à son goût, déplace les meubles, redécore l'appartement, remplissant sa mission de mère, bref, non coupable de désintérêt profond pour sa fille. La télé est dans la cuisine, Watoo au petit déj, que de perspectives! En trois jours, elle a quand même trouvé le mari de la pervenche charmant et projette de revenir passer quelques jours prochainement. Elle a décidément le flair pour dégotter les brise-cœur. Je dois absolument agir avant que cet affreux tombeur, en partie responsable du prochain envol de Vincent vers une pie malheureuse, n'agrandisse un peu plus les blessures maternelles.

    Mirabelle

     

    le 20 mai,

    "Mirabelle,

    L'oiseau qui trop de son nid sort,

    est voué à un bien mauvais sort..

    Le corbeau."

    Sans commentaire, je ne comprends rien. De quel oiseau parle ce corbeau aux délires poétiques? S'il croit m'impressionner avec ses rimes. Voilà qu'il passe du conseil à la menace, mais pour qui? Ce maudit voleur noir me retourne la tête. J'ai beau me persuader qu'il ne s'agit que là d'une mauvaise plaisanterie, la farce s'empare de mon sommeil.

    Mirabelle

     

    Le 25 mai,

    En allant chercher le courrier, j'ai rencontré pour la première fois la locataire du quatrième. C'est une demoiselle sans âge, entre quarante et soixante ans. Un peu seule, un peu triste, elle a saisi l'occasion de remplir un peu son temps en bavardages futiles. Un peu humaniste, un peu avide de commérages, je suis montée prendre le thé chez elle, un appartement étriqué à l'odeur de vieille madeleine, gardé par un canari d'un jaune souvenir trônant sur la table du salon. Mon hôte m'a priée de m'installer sur un vieux  sofa lilas dépassé, laissant choir son propre siège sur un fauteuil assorti. Je l'ai donc écoutée vomir l'immeuble à travers la cage de la pitoyable bestiole s'efforçant de se balancer pour satisfaire sa maîtresse.  Le cacatoès n'est qu'un jeune mal élevé qui empêche son canari de dormir avec ses insoutenables décibels, à tel point que le cher oiseau n'en a même plus la force de faire sa gymnastique quotidienne. Depuis son arrivée, c'est un défilé incessant de jeunes défroqués, le pack de bières sous le bras, qui jettent leurs mégots sur le palier. "Rendez-vous compte, Mirabelle, je suis même sûre qu'il se drogue. Le dépravé!" Le scientifique du bas n'est qu'un raté qui n'a jamais rien trouvé, qui ne sait d'ailleurs pas ce qu'il cherche sauf à anéantir de pauvres petits oiseaux qui ne lui ont rien fait. "Rendez-vous compte, Mirabelle, il m'a même proposé de racheter mon canari pour mieux pouvoir l'étudier. En faire de la chair à pâté. Le malotrus". La pervenche est bien cruche de se balader avec tant de cerf sur la tête qu'elle en a le dos rompu. Son mari repère les jupons de ses frasques, à l'épicerie du coin. "Rendez-vous compte, Mirabelle, certaines n'ont même pas vingt ans. Le dégoûtant!". Le célibataire du 5ème  tourne en rond toute la nuit, déplace des chaises, des meubles ou je ne sais quoi. La demoiselle canari lui a bien signalé d'arrêter ce charivari sans quoi son protégé risquait d'y perdre la vie tant il a peur du bruit. Le mieux, c'est encore quand il trouve une demoiselle à mettre dans son lit, mieux vaut encore l'agitation de quelques ressorts au grand chambardement. "Rendez-vous compte, Mirabelle, qu'aucune n'a tenu plus de huit jours. Le libertin!"  Et l'artiste du 3ème, parlons-en! Il ne fait rien de ses journées. Il prétend peindre. "Moi, je vous dis Mirabelle, qu'il avale toutes les allocations. Il vit sur notre dos. Et en plus, il est noir!" En tout cas, je suis ravie d'apprendre qu'un badigeonneur africain hante notre immeuble. Ma curiosité ethnique est piquée. Et Mr Loiseau, un homme pourtant bien, discret qui se met à jouer les vieux beaux. A quoi cela ressemble-t-il? Il n'y a finalement à peu près que le couple du 3ème qui trouve grâce à ses yeux, si ce n'était leur sale rejeton qui lui tire la langue dans la cage d'escalier. "L'éducation se perd Mirabelle. Enfin, il faut savoir s'adapter à son temps. Les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier, ni ceux de demain! Mais vous, Mirabelle, que faites-vous dans la vie?" Et je lui ai raconté, le boulot, Vincent, l'ennui. Elle m'est finalement sympathique la demoiselle canari, un peu aigrie certes, mais une telle mine d'informations, ça se choie.

    Mirabelle

     

     

    le 26 mai,

    Vincent rentrera tard ce soir. La petite pie va drôlement mal. Un geste est à craindre, il ne se le pardonnerait pas. Elle est encore amoureuse de Monsieur Pervenche. Il a de la peau de saucisson dans les yeux ou quoi? Il ne se rend pas compte que c'est à lui qu'elle le fait le chantage et pas à Mister truc? De toute manière, j'oscille entre élans de jalousie et de haine envers la péronnelle, et vagues de soulagement à sentir enfin venir la fin d'une histoire passablement inintéressante. Me passer pour une soirée ce vieux jogging avachi devant son écran. Avaler tranquillement trois pâtes et partir à la rencontre de mon voisinage. J'imagine une petite étude ethnologique sur les facettes de la séduction homme-femme.

    Mirabelle

     

    Comme à chaque fois qu'elle est déboussolée, Mirabelle se tourne vers une séduction qui est à la fois vengeance et preuve que Vincent a bien tord de ne plus la trouver séduisante. Elle s'assure qu'elle suscite toujours l'intérêt et que c'est lui qui a perdu son goût salé. Parce qu'elle est incapable de mettre à jour ses propres ressources, elle s'engouffre dans l'éphémère relation qui lui donne pour un temps le sentiment de sa superbe. Et que personne ne se prenne au piège de sa colombe qui devient la seule ouverture sur son monde la rend chaque fois plus vulnérable et fragile.

     

    le 30 mai,

    Je me suis flanquée toute ma poudre aux yeux sur le visage pour faire trois emplettes au repère de Monsieur Pervenche, première infidélité à intermarché. Je me suis dégoté dans les parages du volage le produit le plus inaccessible des rayonnages. Pris au piège devant les contorsions de ma chute de rein, de sa hauteur impériale, l'oiseau m'est venu en aide et m'a tendu l'objet convoité pendant que je faisais disparaître en me trémoussant ma colombe qui avait profité de mes bras levés pour dégager une aile. D'un regard, nous nous sommes donné rendez-vous sur le trottoir, histoire de réfléchir sur l'incapacité du commerçant à se projeter dans les difficultés de sa clientèle. Pas vraiment décidée sur le sort du don juan, plutôt encline à un couperet biblique de punition par d'où vient le péché, je me suis fait le parcours de la pie en accéléré. Là où la petite n'était qu'une poupée de chiffon, j'ai mis la fougue de mon expérience pour le terrasser plus douloureusement à chaque assaut, pour l'enchaîner dans une volupté insatiable, pour qu'il soit le demandeur servile d'une conquérante intransigeante. Je me suis sauvée telle cendrillon, laissant un piètre prince, l'arc détendu regardant les chaussettes restées désespérément accrochées à ses pieds, dans leur incontrôlable volonté de participer à l'érotisme des ébats de leur maître. Je l'ai vaguement entendu m'implorer, me fixant une heure pour un prochain combat.

    Mirabelle

     

     

     

    le 31 mai,

    "Mirabelle,

    Qui ne suit pas les conseils,

    risque fort de se brûler les ailes.

    Le corbeau"

    Je ne supporte plus cet oiseau noir qui s'immisce dans ma conscience. Je le sens jaloux de ma jouissance, de ma liberté. Monsieur Loiseau regrettant l'ère des poubelles? L'éconduit scientifique? La pie jalouse, quand elle devrait m'être reconnaissante? Je dois dénicher le nid de ce mauvais parleur. La farce a assez duré et je ne vois pas bien où elle est sensée mener. Pour cette fois, je ne me sens pas coupable d'avoir un instant déserter mon nid. J'œuvre pour la gente féminine et tant pis si j'y prends du plaisir. Vincent console, je venge. Nous épousons finalement la même cause, sauver l'espèce pleurnicharde d'une noyade certaine au fond du lac de ses larmes. La blessure infligée à la pie n'est qu'un pas vers sa résurrection.

    Mirabelle

     

    le 2 juin,

    J'ai laissé le pervenchard marner dans son hôtel. Je ne me sens plus aussi sûre de moi. Vincent est triste. Son analyse de notre couple est foudroyante et je me rends compte que je ne veux pas le perdre. Le corbeau aurait-il raison? Mes ailes me font mal et ma colombe se sent impuissante à rétablir le lien. L'acte jadis réparateur de nos mauvais passages a perdu sa force. L'alcool a remplacé le lit pour recueillir nos déboires. Nous nous retrouvons à devoir chercher des mots que nous n'avons jamais eus. Nous ne pouvons que constater la chute de notre euphorie première, supplantée par un manque d'envie commun, sans pouvoir l'expliquer. Un feu doit-il toujours s'éteindre? Vincent part quelques jours pour comprendre et peut-être nous retrouver. Je reste là, accablée, avec au fond de moi le profond sentiment d'un inévitable, voire peut-être d'un souhaitable. Je me vois m'accrocher à sa veste pour l'empêcher de partir, l'implorer, et j'ai honte de ressembler à la pie. Ma crise l'émeut, et son baiser d'au revoir a des relents de  pitié. L'adieu n'est pas prononcé, il se déguise en espoir. J'attends.

    Mirabelle

     

    le 3 juin,

    N'en pouvant plus de porter sous mes lunettes de soleil le poids de mon chagrin, je suis montée voir la demoiselle canari. Thé aux madeleines et pépiement insipide ont fait tourner l'horloge. La demoiselle a gémi, blâmant l'homme en fuite. "Il est temps de vous réveiller Mirabelle, les hommes sont des lâches tout juste bons à nous faire souffrir."  Le seul compagnon possible n'est finalement pour la dame que le piailleur à plumage jaune. Je me vois finir ma vie face à une cage. Tant que ce n'est pas moi qui suit dedans. Mais est-ce si sûr? Dans notre monde du virtuel, les prisons revêtent les barreaux de nos propres interdictions. Incapable d'imaginer une vie personnelle, des envies en dehors de Vincent, je n'ai su qu'échapper sporadiquement à la lourdeur de ma geôle invisible par mes infidélités passagères. Aujourd'hui que le champ est désert, je n'ai même plus l'envie de me réfugier dans d'autres bras. Je meuble un temps que je ne sais à quoi employer, comme si véritablement plus aucun feu ne brûlait en moi.

    Mirabelle

     

    le 10 juin,

    Une semaine que je n'ai pas écrit. Je vaque dans un cendrier géant. Vincent n'est toujours pas revenu. Je m'astreins à une attente qui n'a plus de sens. S'il a la bougeotte, moi aussi. Foi de Mirabelle, personne ne m'enterrera vivante. Le problème, c'est que je me demande ce qui fait qu'on est vivant, qu'on existe. Avant, j'étais concubine, j'avais un statut, creux sans doute, mais je pouvais affirmer aux autres qu'au moins, moi, quelqu'un m'aimait et vivait avec moi. Je me suis arrangée pour que les autres me voient au travers de Vincent, et maintenant que ma doublure se détache, j'ai l'impression qu'il n'y avait rien en dessous. Je me suis tellement bien cachée que je ne sais plus moi-même où je suis. J'ai besoin de contact pour retrouver ma chair, qu'on m'appelle Mirabelle!

    Mirabelle

     

    le 13 juin,

    L'œil humide devant ma boîte aux lettres, j'ai entrevu dans le trouble de mes larmes l'éclat du sourire de l'artiste africain. "On ne doit pas laisser pleurer une si jolie gazelle". Et je l'ai suivi dans son atelier, histoire de noyer le sombre de mes idées dans la blancheur de ses dents. Et je me suis finalement perdue dans ses toiles, panachées de fragments d'oiseaux insolites, entremêlés, entrecoupés, entrechoqués. Mélange d'espaces morbides et de lieux d'espoir, de creux et de pleins, reflet de mes contradictions, de mes pulsions, de mon immobilisme. Et j'ai parlé, de ses peintures, de ma vie, dans un flot de paroles inextinguible. Je me sentais douée de mots, enfin capable de communiquer, de dire de l'intéressant. Moi, Mirabelle, à la vue d'un simple amalgame de gouache, j'avais tout ça en moi. J'ai quitté mon asperge noire, confiante de m'être sentie élevée sans avoir présenté mon fruit, la colombe bien gardée.

    Mirabelle

     

    le 14 juin,

    "Mirabelle,

    la leçon ne t'aura pas suffi,

    il te faut encore quitter ton nid.

    Le corbeau"

    Zut et rezut. Je revis et je sors de chez moi si je veux. Que peut-il donc bien m'arriver? Après tout, le chat est parti.

    Mirabelle

    le 15 juin,

    Panique à bord, une copine m'a laissé son morpion de trois mois pour la nuit, avec une liste de recommandations et conseils que j'ai pris à la légère, sûre de mon instinct maternel. Je me suis ébouillanté le poignet avec son breuvage stérilisé. Quand j'ai relevé le cylindre à dessins de girafes, le lait s'est propulsé hors de la tétine pour atterrir dans l'œil de l'affamé. Je me suis souvenue : bien lui faire faire son rôt. Je l'ai posé tête contre mon épaule et je l'ai tapé un grand coup dans le dos pour l'aider à remonter, j'ai les cheveux collés au lait caillé et le pull parfumé rejet. Change du bambin qui m'a fait le coup du l'arrosage rotatif. Ca fait maintenant une heure que j'essaie d'endormir le mouflet à coup de berceuses niaiseuses. J'ai les oreilles en chou-fleur et je m'autorise une pause boules quiès et martelage de clavier avant de reprendre le combat avec l'hystérique. J'ai en tout cas décidé de redoubler de vigilance contraceptive bien que ma colombe n'ait jamais connu tant de repos.

    Mirabelle

     

    le 18 juin,

    L'appel de Vincent m'a sortie de ma torpeur. Je reprends de la dynamite. Le pauvre watoo ne sait plus où il en est ni ce qu'il veut. En partant, il se rend compte qu'il perd beaucoup. Pour sûr, il va falloir partager une chaîne hi-fi, 4 Cds et un frigo, un enfant même pas ensemencé et la parure de lit! Ca mérite quand même d'y réfléchir à deux fois. "Mirabelle, tu sais, c'est dur pour moi. Ca n'a pas été facile de partir", effectivement, bourrer un max de choses dans un sac de sport en un minimum de temps, ça implique des choix, ce qui n'est apparemment pas son fort. "C'est encore plus difficile de revenir", ça c'est sûr, mais pas pour les raisons qu'il imagine. Pour l'instant, j'ai un envie impérieuse d'apéro indien avec le maître des couleurs et je ne compte pas m'en priver pour un imbibé de la tergiversation. Quoi, il hésite? La pie ou moi? Qu'il prenne le temps de réfléchir, je m'éclaircis les idées à ma façon.

    Mirabelle

     

    le 19 juin,

    L'émail étincelant et les rastas en forme de pinceau, l'Afrique m'a ouvert ses portes. Je l'ai regardé peindre sur un grand drap étendu sur le sol dans un halo de fumée illicite. J'ai posé une main magenta sur la toile, j'ai posé un pied bleu océan. Il a découvert son torse ébène, je lui ai ouvert mes collines d'ivoire. Ombre et lumière se sont mêlées, emmêlées, fondues dans le flamboiement du drap. Nous avons tissés l'œuvre de notre tempête, de l'affrontement de nos vents contraires, du geyser de notre jouissance. Nous avons éteint d'une cigarette le volcan enflammé de notre composition, avant de se quitter, sans un mot, emplis du délire de la création. En redescendant, le patchwork de travers, j'ai croisé la demoiselle canari. Qu'elle aille au diable avec ses gâteaux mous et son oiseau déplumé. Si le jaune délavé est le seul sens qu'elle sache donner à sa vie, "Qu'on fasse du mal à mon pauvre titi, et j'en mourrais Mirabelle!", moi j'ai besoin de couleurs, de mélanges, de découvertes.

    Mirabelle

     

    le 20 juin,

    "Mirabelle,

    C'est donc moi qui te protègerait des oiseaux.

    Le corbeau"

    Il perd la tête le malheureux.

    Mirabelle

     

    le 21 juin,

    Monsieur Loiseau est à l'hôpital. A ce qu'il paraît, il s'est fait attaquer par un volatile déchaîné alors qu'il ouvrait le vide ordure. Il a des trous de bec plein les fesses. Certains disent qu'il ne pourra pas s'asseoir de si tôt. Je le vois trônant sur sa bouée tel la jeune accouchée, le sourire crispé à chaque mouvement. J'ai peine et rire pour lui. En attendant, y a-t-il un rapport avec le corbeau? Serait-ce celui-là qui de son bec crochu aurait lacéré le derrière de mon fougueux quinquagénaire? C'est à dormir debout.

    Mirabelle

     

    le 23 juin,

    L'artiste sombre n'a déjà plus de quoi s'offrir de la gouache et nos rencontres prennent l'allure de missionnaire fatigué. Le pays conquis perd de son attrait et me revient l'envie des langueurs de la vieille demoiselle. Ma vie me paraît tellement excitante, unique face à sa routine de vieille fille. Je me complais à raconter, à rajouter. Je lui donne de l'aventure, du rêve par procuration, je l'enivre de mon pauvre vécu, j'invente de l'extase. Je me profile dominatrice, maîtresse femme, quand je ne fais que suivre un corps qui consomme la chair comme d'autres s'adonnent à l'alcool  Sous des discours de morale, la pauvre canari m'envie, reproche et mande croustillants détails. Je me sens femme, plus fatale que jamais. Cette causette au coin du thé m'enhardit, me donne la rage de vaincre toute proie potentielle.

    Mirabelle

     

    le 25 juin,

    Depuis que Vincent est parti, le Pervenchard vient régulièrement sonner à ma porte. Je le laisse s'étourdir une demi-heure par la stridence de l'avertisseur de visites intrusives, vider son paquet de cigarettes et rentrer, dépité, rejoindre son cendrier personnel. Aujourd'hui, je l'ai laissé entrer, pour voir. Après tout, je l'ai peut-être mal jugé en usager de femme kleenex. Son acharnement en est sans doute la preuve. Je lui ai quand-même offert quelques michokos pour m'assurer de la capacité de sa mémoire vive. J'ai écouté son cœur puis son corps, sans grande conviction, un peu généreuse, un peu preneuse d'une affection proposée par un voisin suffisamment lié à son propre palier pour ne pas trop m'envahir.

    Mirabelle

     

    le 4 juillet,

    Cette fois, c'est le scientifique qui a remplacé Mr Loiseau sur son lit d'hôpital, les fesses en feu. Le volatile s'est introduit dans sa cave expérimentale par la fenêtre ouverte alors qu'il disséquait un pigeon. Concentré sur son bistouri, à l'orée d'une découverte fondamentale, l'infortuné n'a pas vu son agresseur. Les entailles sont a priori l'œuvre du même bec acéré. L'immeuble jacasse et penche pour la thèse de la malchance. Sans doute l'homme de science aura-t-il été victime d'un pigeon surintelligent, désireux de venger ses frères exterminés. En tout cas, il va pouvoir s'y asseoir sur sa poubelle en plastique mou. En attendant, Mr Loiseau est de retour en son gîte. Calfeutré chez lui, je l'imagine attendant patiemment la cicatrisation de ses plaies, affublé d'une robe de jeune circoncis. Dommage que le jeune convalescent se terre de la sorte. J'eusse bien réanimé son anatomie épargnée par dessous le blanc de son tissu léger.

    Mirabelle

     

    le 12 juillet,

    Vincent pleure devant moi. Il a l'idée de reconstruire peut-être, sans vraiment en être sûr, il imagine du temps encore. Mais Mirabelle a bien changé. Il voudrait me couper les ailes alors que je vole de plus en plus haut? Des images fugaces de jogging gris avachi sur un canapé ramolli me traversent l'esprit et c'est un non clair et net qui sort du plus profond de moi. La douce Mirabelle n'a que faire de récupérer son frigo et lui laisse même l'affreux canapé en prime. Et pas la peine de m'expliquer qu'il a résisté aux assauts de la petite pie, pour moi. S'il croit que le problème est là. Bien dommage qu'il n'ait su s'octroyer ce plaisir là. Je ne me suis pas vraiment gênée et ne m'en porte que mieux. Son départ m'a permis de réaliser que ma jalousie n'était qu'un piètre voile pour camoufler la réalité d'une union arrivée à son terme. Je ne regrette rien ou quasi, et je préfère laisser Vincent se faire une place en mon souvenir plutôt qu'en ma demeure.

    Mirabelle

     

    le 3 août,

    Je ne supporte plus d'entendre le Pervenchard vanter ma beauté, mes qualités. Cette érection m'insupporte, son incessante question, celle du pourquoi ce vilain canard accède à ma couche de princesse, m'horripile. Cette soumission au moindre de mes désirs, cette attente que je lui fasse signe qu'il peut venir me rejoindre, cette litanie de tout ce que je lui apporte et qu'on ne lui a jamais donné m'ennuie. Mon désir fond dans son infériorité déclamée. C'est vrai qu'il ne m'est pas désagréable de me savoir dans les pensées d'un autre, de somnoler à ses côtés, la pervenche envolée, mais l'acte d'amour prend des tournures de corvée. J'ai donc sonné son heure au chevalier éploré, sans états d'âme, sans justification, parce que je ne vois plus l'intérêt de forcer mes envies. Je préfère laisser mon oreiller se regonfler et monter dans les étages. Le cœur léger, l'appartement nettoyé, j'ai réinstallé mon chevalet, mes couleurs et mes pinceaux.

    Mirabelle

     

    le 4 août,

    Le pervenchard s'est fait attaqué à son tour en sortant de chez moi, alors qu'il tentait sans succès de pénétrer son domicile, muré par sa pervenche hystérique, rentrée inopinément tôt de son épilation maillot. La suspicion gagne les étages. Trois victimes de sexe masculin rejoignent en ambulance la position ventrale sur le lit d'auscultation de leur fessier troué. Les autorités oscillent entre trouble et hilarité incrédule. L'histoire ressemble trop à un canular. Pour la forme, nous avons tous témoigné de l'innofensivité de nos animaux  captifs et de notre cécité commune quand au repérage de l'espèce incriminable. Le cacatoès est complètement affolé et ne porte plus que du cuir. Je me sens des bouffées de maternité à le voir trembler ainsi et lui propose un remontant avant d'entamer l'ascension vers son quatrième. Bilan, le cacatoès parle, mais il bégaie. Plaqué par l'émotion, il est figé sur mon canapé, le verre à la main, à répéter en sonorités doubles son incommensurable peur. Dans un soubresaut, l'alcool s'est répandu sur son pantalon. Bienveillante, j'ai épongé l'étourneau, dont la vigueur rigide a peu à peu chassé la torpeur immobile. Vite à l'étroit, j'ai aidé le maladroit à dégager l'arche étouffée. Et la courbe de se déplier en arc triomphant de la jeunesse débutante. J'ai volé au secours du cacatoès visiblement mal à l'aise devant son lance flamme dénudé, en couvrant maternellement du voile pudique de ma chevelure son incontrôlable virilité. Le feu bien vite éteint par un torrent précoce, des rivières se sont échappées du regard honteux de mon protégé, qui s'est jeté sur le rouleau de sopalin pour réparer sa faute. J'ai aimé consoler, rassurer, et la jeunesse étant pleine de ressources, mon cacatoès a pu bien vite retrouver la confiance en soi un instant envolée.

    Mirabelle

     

    le 5 août,

    "Mirabelle,

    ne sauras-tu arrêter l'hécatombe,

    je ne voudrais abîmer ton beau corps.

    Le corbeau"

    Ca semble devenir sérieux. J'ai transmis le message côté uniforme, en attendant, je mène mon enquête. L'hécatombe des fesses poilues? Quel rapport peut-il bien y avoir entre Mr Loiseau, le Pervenchard et le scientifique? Et pourquoi le corbeau voudrait-il s'en prendre à mon derrière? Je ne suis pas un homme, que je sache. Qu'ai-je fait? Qui peut m'en vouloir et pourquoi? La petite pie me semble aujourd'hui à l'écart de l'histoire, incapable de telles manigances. Le flegmatique Vincent n'est pas sournois. S'il avait une véritable rancœur, il me l'aurait assenée depuis bien longtemps. Je commence à avoir peur. Qui sera la prochaine victime avant que ne vienne mon tour?

    Mirabelle 

     

    le 6 août,

    La réponse à ma dernière question n'a pas traîné. Un fluide rouge s'écoule des fermes collines de mon voisin d'ébène. Attaque par derrière, comme d'habitude. Je tente de désinfecter l'artiste hurlant en attendant les secours. Les infirmiers ne rient pas cette fois et plus personne ne croit plus ni à l'épidémie, ni à la malédiction. Je me sens terriblement seule et je voudrais que Vincent revienne, me protège. Pourquoi lui? J'avoue que j'ai bien du mal à comprendre ce besoin de celui que j'ai exclu de ma vie, à qui j'ai su dire non, irréversiblement à ce que je croyais. Je tiendrai bon et résoudrai mon énigme seule. Loiseau, le scientifique, Pervenchard, l'artiste. Le point commun m'apparaît progressivement. Tous ont frôlé mon intimité de près ou de loin. Reste à savoir qui jalouse mes voyages érotiques. Une des victimes elle-même qui se serait auto-mutilée pour brouiller les pistes, trop imprégnée d'Agatha Christie? Le scientifique alors, non parvenu à ses fins. Il a de plus à disposition toute une volière en attente de trépasser. Je démarre donc mon enquête au rez-de-chaussée.

    Mirabelle

     

    le 7 août,

    Pendant que je faisais le guet devant la porte du savant, mon cacatoès s'est fait surprendre sous la douche par le piaf vengeur. Aveuglé par la vapeur de son eau bouillante, il n'a rien pu voir. En se débattant contre le glas momentané de ses amours, il a glissé sur la savonnette et s'est démis l'épaule. J'ai vu partir la civière aux côtés d'Einstein en chemise de nuit, les yeux bouffis d'un réveil brutalisé par les sirènes de l'ambulance. Pas lui donc! Je dois trouver un stratagème pour démasquer ce corbeau. Le célibataire du cinquième jaloux de ne pas avoir eu grâce à mon corps. Facile de vérifier. Je monte lui faire une causette cordiale, je m'offre à ses sentiments, hyper réceptive à ses envies. Si c'est lui, tout s'arrête. Je lui coupe les raisons de sa malveillance. S'il est innocent, il aura les fesses en sang avant moi. Je me rue dans les escaliers, impatiente de mener à bien mon plan. Au quatrième, essoufflée, je prends une pause, et un sixième sens me pousse à entrer chez la dame canari. Elle doit sûrement tout savoir la vieille observatrice de l'immeuble, comment n'ai-je pas pensé plus tôt à cet inestimable filon? Mue par une énergie soudaine, j'entre oubliant de signaler ma présence. La cage du pauvre titi est ouverte. Je m'approche pour la refermer, pensant à un oubli. Le délavé éternue, il est trempé, comme s'il venait de prendre une douche, et je comprends. Dans la chambre de la folle, je sens le vrombissement sourd d'un disque dur, j'entends la gamme enjouée d'une connexion internet. Le voilà donc mon corbeau qui n'en pouvait plus d'écouter mes talents de séductrice. J'ai décuplé cette haine des hommes dédaigneux de sa féminité. Elle a voulu me protéger d'abord, puis elle a fini par me haïr. Pauvre fille. Je ne dirai rien, mais je vais tordre le cou à ce satané vengeur à plumes avant qu'il ne défigure ma lune.

    Mirabelle

     

     

    La demoiselle canari est morte. Crise cardiaque. On l'a trouvée, à terre, son oiseau jaune trépassé inerte dans sa main aigrie. Les fessiers masculins ont retrouvé leur sérénité. Sans que personne ne sache pourquoi, les agressions ont stoppé. Mirabelle, rongée par le remord, a déménagé, emportant son sentiment de culpabilité. Elle a adopté un canari dont elle prend soin en souvenir de la demoiselle. "Qu'on fasse du mal à mon pauvre titi, et j'en mourrais Mirabelle!" Heureusement, sa colombe veille à ce que la pénitence ne soit pas disproportionnée et retient Mirabelle de se fondre dans l'identité de la vieille fille. Mirabelle reprendra son chemin, virevoltant entre deux peintures, avant de se poser sur une branche, d'y faire son nid et ses petits, et puis de s'envoler à nouveau, peut-être, peut-être pas.